





O. Mise en route
Le discours musclé du Ministre des Affaires Etrangères belges tenu à Joseph Kabila et aux gouvernants congolais semble être à la base de ce que d’aucuns qualifient de "crise diplomatique" entre la Belgique et le Congo. Avant d’examiner la pertinence de l’usage du mot "crise", rappelons que les gouvernants congolais n’auraient pas supporté le fond et la forme du discours du Ministre belge. Ils ont, par la suite, affirmé que le Congo souverain n’avait de leçon à recevoir de personne.
Revenant à la charge, Karel De Gucht, dans un tête-à-tête avec Pascal Vrebos de RTL-TVI, aurait soutenu que la Belgique a "l’obligation morale" de critiquer les gouvernants congolais, eu égard à l’enveloppe qu’elle met à la disposition de son ancienne colonie chaque année. Le Congo ne voulant pas entendre parler de "l’obligation morale" de quelque pays que ce soit sur lui, a fermé son consulat à Anvers et rappelé son ambassadeur (à Bruxelles) pour consultation. Il a demandé à la Belgique de faire de même en fermant ses consulats à Lubumbashi et au Kivu.
Plusieurs analystes congolais et amis du Congo se sont prononcés sur cette "crise" sans questionner ce concept. Pour les uns, l’allusion faite au discours de Karel De Gucht n’a été qu’un subterfuge auquel les gouvernants congolais ont eu recours pour éluder un problème réel: l’inculpation de la Banque Commerciale Congolaise par le Parquet de Bruxelles pour blanchiment d’argent. Pour eux, les proches de Joseph Kabila seraient impliqués dans cette opération maffieuse.
Pour les autres, Karel De Gucht n’a fait que répercuter les cris étouffés des millions des Congolais qui, depuis "la libération" déplorent "les privilèges fabuleux de certains" aux dépens de nos populations clochardisées. Les tenants de cette thèse ont organisé trois jours de sit-in devant le Ministère des Affaires étrangères belges pour témoigner de leur soutien à Karel De Gucht. Pour les autres encore, le discours inefficace de Karel De Gucht trahit une guerre des tranchées n’ayant d’autre fin que "le positionnement des pions" sur les réseaux maffieux de la prédation dont le Congo est le centre.
A écouter et à lire les Congolais et "leurs amis", il ressort que tous ne partagent pas un même point de vue sur cette question. Mais "les privilèges fabuleux de certains" d’entre eux qui gèrent la chose publique aujourd’hui sautent aux yeux. Il faut pratiquer la politique de l’autruche pour dénier cette réalité nue.
Dans une interview réalisée en décembre dernier à Lisbonne, en marge du sommet UE-Afrique, mais qui n’ a été diffusée qu’ au début du mois de mai par Télé Matonge, une émission programmée sur Télé Bruxelles, le Commissaire européen et ancien chef de la diplomatie belge faisait ce constat amer: "Dans un pays qui est immensément riche, on n’est pas capable d’avoir suffisamment le sens de l’autre que pour utiliser cette richesse, en sorte que ces gens ne souffrent plus." (Les extraits de cette interview peuvent être lus sur le site de 7 sur 7.be) Pour qui sait lire entre les lignes, à Lisbonne, M. Louis Michel partageait le même point de vue que Karel De Gucht et des millions des Congolais. Et sur un ton colérique (cf. Congonetradio), il lançait un défi aux Congolais en ces termes: "Les Congolais doivent cesser d’attendre de la communauté internationale que cette communauté internationale règle les problèmes à leur place."
Quel ton et quelle "forme" doit-on adopter pour décrier "les privilèges fabuleux de certains", "incapables d’avoir suffisamment le sens de l’autre" dans un pays immensément riche? Quand faut-il en parler? Doit-on simplement en parler? Suffit-il d’en parler? Ici commence la langue de bois et les appels au respect des règles de la diplomatie fusent de partout. Mais peut-on être diplomate avec un réseau maffieux de prédation dressé contre les populations congolaises?
I. Les Etats n’ont que des intérêts!
Il est de temps en temps énervant d’entendre nos filles et fils reprendre De Gaule pour justifier l’ouverture sauvage de notre pays à la mondialisation marchande ou les dérapages survenus dans nos relations avec nos partenaires extérieurs. Le chant repris en écho est connu: "Qu’est-ce que vous voulez, les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts". Rejetant la tendance à la communautarisation de "la crise belgo-congolais", dans l’émission "Questions publiques de la RTBF" du 27 mai, le commissaire européen au Développement et à l’Aide humanitaire a clairement soutenu que les Flamands, les Wallons et les Francophones ont tous des intérêts économiques au Congo.
Que le monde entier ait ses intérêts économiques au Congo, ce n’est que normal. Mais que les intérêts soient réduits à leur dimension économique comme si "tout ce qu’il y a entre les êtres " (inter esse) n’était qu’économique, voilà où le bât blesse.
Et quand, au nom des intérêts économiques, on soutient une mascarade électorale promouvant "les seigneurs de guerre" sur le devant de la scène politique et qu’après on entretienne avec eux des relations "ambiguës" selon qu’ils restent dociles "aux parrains" ou pas, voilà ce qui donne à penser.
Rappelons que la mystification linguistique, le fait de ne pas questionner certains mots et concepts nous conduit à reprendre des chants de sirènes nocifs à la création collective d’une humanité nouvelle dans les interstices que nous devrions imaginer avec nos frères et sœurs en humanité. Dans ces interstices, il n’y a pas que le pain qui contribue à l’invention commune du bonheur collectif.
Le capitalisme financier, ce flux mouvant et réorganisateur, à travers "ses petites mains", a usé et use au quotidien de son pouvoir ensorceleur des cœurs et des esprits afin que les rapports marchands soient les articles d’un credo mondialement partagé. Ainsi, dès qu’il est question des intérêts, les filles et les fils de notre peuple et "les petites mains du capital" partagent une même vue. Tous acceptent qu’ils sont matériels et que pour les défendre, la promotion des règles de la croissance, de la concurrence et de la compétitivité doit être défendue même si elle gomme le sens du partage, de la justice, de la fraternité, de la liberté et de l’égalité, etc. Les filles et les fils de notre peuple gagnés par le matérialisme pur et dur, coupés de la culture vantant la valeur de "l’amitié" et de la solidarité ("bulanda mbuimpe, mbutambe mfualanga" (l’amitié est meilleure que l’argent)) deviennent les proies faciles de la reproduction de la monoculture capitaliste. L’Occident (d’en haut) emboîtant le pas à la Chine a renoncé à la défense – ne fut-ce que du point de vue rhétorique- des valeurs autres que marchandes.
En effet, "le succès commercial des Chinois auprès des Africains est liée à leur absence d’exigence de bonne gouvernance, digne du plus endurci des capitalismes (…). La commodité de cette politique chinoise pour les dirigeants africains assure son succès, au détriment des tentatives occidentales d’obtenir une meilleure gouvernance en Afrique en échange d’aide." (M.-F. CROS, Congo: voir plus loin que la Belgique, dans La Libre du 27 mai 2008)
Le capitalisme compétitif ne trace pas de frontière entre l’Occident et l’Orient, en la Chine et la Belgique. Il influence "la langue de bois" et/ou le double langage des "petites mains" en les poussant à renoncer à tout discours moralisateur sous peine de perdre le marché.
On peut, par exemple, dans l’espace de six mois, soutenir à la fois que "les gouvernants congolais sont incapables" de mettre les richesses de leur pays au service d’un plus grand nombre et qu’ "on ne peut pas (les) accuser sans preuve". (Lire "On ne peut pas accuser sans preuve" pour Louis Michel dans 7 sur 7 .be du 27 mai 2008) Cette langue de bois trahit "la surenchère cynique" empruntée comme voie à suivre par l’Occident (en compagnie de la Chine) dans ses rapports marchands avec l’Afrique en général et le Congo en particulier. Est-ce une voie tracée par la Chine? Non. Depuis toujours, le capitalisme accumule par dépossession cynique. Les relations politico-historiques de la Belgique avec le Congo en témoignent.
II. Des relations politico-historiques ambiguës
Nous récusons le terme "crise" pour qualifier la tension politique actuelle entre la Belgique et le Congo. Le mot "crise" suppose un moment historique originaire des relations politiques apaisées entre nos deux pays et appelle une thérapeutique pouvant les aider à le recouvrer. Et pourtant, ce moment n’existe pas. Nos relations historico-politiques ont toujours été tendues. Pire, ambiguës. "En 1960 déjà le gouvernement belge soutenait officiellement le gouvernement central de Patrice Lumumba tout en accordant son aide, en sous-main, à la sécession katangaise de Moïse Tshiombe." (V. DELANNOY et O. WILLOCX, Secret d’Etat. Le livre noir des Belges zaïrianisés, Bruxelles, Le Cri, 2007, p. 7)
Dans ce livre-document, les auteurs prouvent, à plusieurs reprises, que "les relations belgo-congolaises ont été basées plus sur des rapports personnels que sur une stratégie gouvernementale concertée." (Ibidem, p.7) Les réactions de certains membres influents de certains partis politiques belges à la dernière tension politique entre nos deux pays ont risqué de fragiliser la stratégie gouvernementale concertée du gouvernement Leterme. Heureusement! Le premier Ministre n’a pas désavoué son Ministre des Affaires étrangères (cf. Questions publiques de la RTBF de ce 30 mai 2008).
Mobutu, un bon dictateur charmeur était l’ami des leaders socialistes et chrétiens belges. "Tout récemment, on a encore mesuré le poids des relations personnelles dans la politiques bilatérale: comment expliquer sinon la légèreté avec laquelle notre ministre de la Défense (André Flahaut) est allé promettre au président Kabila de le faire docteur "honoris causa" de l’Ecole royale militaire? Pour être ensuite forcé de faire marche arrière, ce qui ne peut être que dommageable pour nos relations avec ce Zaïre redevenu Congo." (Ibidem, p. 8)
Les conflits communautaires belgo-belges auraient aussi influencé ces relations. " C’est ainsi qu’on a pu avoir l’impression que nos responsables politiques flamands s’intéressent moins au Congo que leurs collègues francophones". (Ibidem)
Souvent les habitudes de "copinage" ont servi "les grosses entreprises " de part et d’autre au détriment du "petit peuple". "Côté wallon, il est évident qu’on n’a pas hésité- comme le montrent les auteurs de ce livre- à sacrifier les intérêts des belges zaïrianisés lorsqu’il s’est agi d’obtenir, en échange, des commandes importantes pour une sidérurgie wallonne alors aux abois." (Ibidem, p.8-9) Cela étant, il serait très peu honnête d’oublier que "pendant toutes ces années difficiles pour le Congo et sa population, la Belgique officielle, mais aussi de nombreuses ONG, ont continué à œuvrer dans des conditions pénibles et parfois dangereuses, pour améliorer le sort des Congolais." (Ibidem, p.9)
L’ambiguïté et le copinage marquant les relations entre nos deux pays n’en font pas moins des relations "réelles" entre les humains. Mais des relations à apaiser au quotidien afin que nous puissions grandir ensemble en humanité. Cela peut être " le fruit de la sagesse de qui sait transformer les tensions (destructrices) en polarités (créatrices)". (R. PANIKKAR, Paix et désarmement culturel, Actes du Sud, 2008, p.20)
Cet apaisement requiert, au Nord, "le désarmement culturel" de la culture occidentale dans ses présupposés. "Il n’est pas réaliste de rechercher la paix, écrit R. Panikkar, si l’on ne procède pas à un désarmement de la culture belliqueuse qui est la nôtre. Et nous continuerons à la traquer en vain si nous n’en prenons pas acte. Nous devons pour qu’il y ait la paix sur le Terre, chercher à désarmer la culture dominante, nous devons surmonter les philosophies (et les théologies) régnantes de nos jours. Ce sont proprement ces systèmes idéologiques qui justifient et soutiennent les pratiques politiques, commerciales, économiques, et la pensée prépondérante actuellement dans ce qui, de façon ridicule, est appelé "premier monde"." (Ibidem, p.15) Désarmer culturellement l’Occident dominant signifie " se rendre compte que la culture dominante n’a pas d’avenir et élimine toute espérance. La désarmer, cependant, n’équivaut pas à lui déclarer la guerre et à vouloir la détruire par la violence. La désarmer signifie la rendre conscient de ses principes les plus sains et traditionnels, afin qu’elle recouvre la confiance en soi (et non dans les machines)." (Ibidem, p.16) Il s’agit là d’une mutation de civilisation que "les petites mains du capital" remettront toujours aux calendes grecques et d’une métamorphose sempiternelle.
Le Sud converti à la culture belliqueuse (à travers ses seigneurs de guerre et ses enfants soldats) a perdu ses repères culturels. Il doit les reconquérir s’il ne veut pas disparaître. Et cette reconquête se doit d’être responsabilisante. A travers son "petit reste", il doit comprendre que "presque toujours, ce sont les minorités, les plus courageux, les plus intelligents ou les moins scrupuleux qui ont conduit les destins de l’histoire (…)". (Ibidem, p.17) Ce "petit reste " devrait se faire à l’idée que "pendant que l’Afrique dort et se meurt, les réalités politiques évoluent en Amérique latine: la brutalité du capitalisme américain et surtout les méthodes de l’administration Bush réveillent les peuples et font émerger des dirigeants qui disent "non" à la dictature du système-monde." (A. TRAORE, L’Afrique humiliée, Paris, Fayard, 2008, p.184)
Au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest, grandir en humanité en marge de la culture belliqueuse a un prix. L’alternative actuelle à la survie de l’humanité "exige le sacrifice (au sens historico-religieux) de nos égoïsmes, sacrifice que nous évitons tant que nous pouvons trouver un "bouc émissaire" (…) sur lequel nous décharger de nos responsabilités – et que nous attribuons toujours aux autres: les riches, les profiteurs, les délinquants, les terroristes, les violents, les indolents, les musulmans, les chrétiens, les antidémocrates …" (R. PANIKKAR, o. c. , p.17)
Ce sacrifice peut être assumé dans les interstices initiés par "les minorités organisées " de partout afin que, dans un dialogue permanent, des collectifs de passeurs de relais naissent et inventent, comme à tâtons, une autre humanité.
Face à l’épuisement des ressources de la civilisation technocratique actuelle, "les utopistes" savent qu’il n’y a pas alternative au désarmement culturel de la culture belliqueuse dominante en dehors d’une humanité réconciliée avec elle-même par un dialogue permanent dans une fraternité sans frontière.
Jean- Pierre Mbelu
Bruxelles- Belgique
Beni-Lubero Online





