





Depuis maintenant quelques années, tout le monde l’appelle « Manané ». Ce surnom sympathique, notre septuagénaire l’a hérité des premiers balbutiements de sa petite-fille alors âgée de 3 ans qui éprouvait quelques difficultés orthophoniques la rendant incapable d’articuler distinctement certains syllabes. En voulant dire « ma grand-mère », elle disait tout simplement « Manané ».
Manané tenait absolument à rendre visite à ce bout de chou vivant en France, à quelque 8.000 km de Beni. En théorie, il suffisait qu’elle obtienne son passeport, son visa et son billet d’avion. Mais dans la pratique, c’était plus que cela. Déjà rien que pour l’obtention du passeport, il nous eut fallu établir la différence entre les « photos passeport » et le « passeport » proprement dit. Car le jour où l’on pria la grand-mère de passer chez le photographe du coin pour la prise de photos d’identité, elle crut savoir qu’elle venait ainsi d’avoir ses « passeports ».
Photo illustrative, Archives BLO
Par ailleurs, notre mamie était cette personne âgée qui n’avait jamais voyagé plus de 100 km de son lieu de naissance, qui ne savait ni lire ni écrire, qui ne parlait que le kinande ou, en cas de force majeure, un swahili approximatif… Et, pour compléter ce tableau déjà trop chargé, Manané n’avait jamais pris l’avion et encore moins le TGV.
Des connaissances parcellaires en géographie et en anthropologie
Par contre, il est vrai que notre gentile grand-mère était d’une grande lucidité ; elle avait encore toutes ses facultés. Elle n’était pas grabataire non plus. Mais son seul handicap, c’était le manque d’instruction. Manané n’avait aucune notion en géographie. Les seules villes européennes qu’elle pouvait citer sans se tromper étaient Bruxelles, Lourdes et Rome « chez le Pape » (sic). Et alors Paris et sa très célèbre Tour Eiffel ? Elle ne se rappela pas avoir déjà entendu parler de « tout ça ». Je n’en revenais pas. Les autres villes qu’elle énumérait ensuite ne se trouvaient pas sur le vieux continent : Jérusalem, Bethlehem, Nazareth, Golgotha… Je parie qu’elle avait appris les noms de ces sites bibliques au début des années 40 lorsqu’elle suivit le catéchisme en vue de sa première communion.
Je n’arrêtais pas de lui dire que nous nous rendions en Europe, et plus précisément en France, mais elle récidivait quelques minutes plus tard en disant que l’on allait à « Brussels », l’ex-métropole du Congo Belge. Relativisons tout de même : elle n’est pas la seule dans son cas. En effet, les « gens de Kinshasa », y compris les plus instruits, continuent de dire « Poto » pour désigner tous les pays d’Europe alors que ce mot désignait au départ la ville de Porto, au Portugal, d’où furent originaires la plupart d’expatriés portugais ayant massivement vécu dans la partie occidentale de la RDC.
Par ailleurs, Manané pensait que tous les Blancs étaient des Belges et que tous les Noirs ne s’exprimant pas en kinande ou en swahili étaient « des gens de Kinshasa ». Une fois arrivée en France, Manané se rendra compte que ses connaissances en géographie et en anthropologie étaient parcellaires. Mais avant de vous raconter ce séjour, voyons comment se déroulèrent les préparatifs de voyage.
« C’est quoi un visa ? »
En recevant son passeport congolais, la mamie crut avoir reçu ce qu’elle ne cessait d’appeler « [ses] papiers pour l’Europe ». Pour elle, c’était ça le visa pour la France. Etant donné que le passeport était délivré à Kinshasa, dans son entendement, « le Président de la République » de la RD Congo avait déjà « signé », en d’autres termes, il était « lui aussi d’accord » pour ce voyage. Pour avoir vécu une bonne partie de sa vie dans des camps d’ouvriers dans les mines d’or, mamie avait encore en tête la loi coloniale qui exigeait à toute personne appelée à se déplacer d’une région à l’autre de se manifester auprès de l’administration qui établissait une autorisation de déplacement ou un sauf-conduit comme si la personne concernée se rendait à l’étranger.
Il nous eut fallu de la patience pour expliquer à mamie qu’elle devait entreprendre d’autres démarches qui consisteraient, entre autres, à se rendre à l’Ambassade pour d’autres formalités. Tout le monde n’arrêtait pas de lui demander si elle avait déjà son visa. « C’est quoi un visa ? Je veux aller voir mes enfants et vous dites qu’il me faut une autorisation de visite ? »
En arrivant à l’Ambassade de France à Kampala située à 550 km de Beni, le consul constata que Manané ne résidait pas en Ouganda. Par le truchement d’un interprète, il suggéra à la grand-mère de se rendre à l’Ambassade de France à Kinshasa pour y solliciter son visa. Ce fut alors le début d’un cauchemar. A l’époque, le consulat de France le plus proche se trouvait à Lubumbashi, à 1950 km de Beni tandis que l’Ambassade à Gombe/Kinshasa, à quelque 2.000 km!
De la France où la grand-mère était attendue, des messages-fax tombèrent cette nuit-là sur le bureau du consul pour solliciter son bon sens dans le traitement du dossier. Des fax établirent, par exemple, que le contexte géographique de la RDC devrait plaider en faveur des gens de l’Est d’introduire leurs demandes de visa auprès des chancelleries basées dans les pays frontaliers de la RDC. Et on indiqua qu’en exigeant à cette pauvre grand-mère âgée de plus de 70 ans de se rendre à Kinshasa, ce serait un peu comme si l’on demandait à un corse vivant à Bastia de se rendre à Paris pour quelques formalités administratives.
Les préparatifs de voyage
Le consul envoya le dossier de Manané à Kinshasa et quelques jours plus tard, un visa fut apposé dans le passeport de la grand-mère. Au lieu de s’en réjouir, elle commença à développer une sorte de phobie pour l’avion. Les amis la rassurèrent. Elle émit ensuite l’idée d’apporter quelques vivres frais à ses petits-enfants. Un peu de manioc ? des bananes ? quelques cacahouètes ou des champignons secs, o’vukakathi ? Son fils qui vint de Paris pour l’escorter dans l’avion lui dira sans détour : « Non. Pas question de nous encombrer avec de la nourriture du pays ». Cela blessa l’amour-propre de Manané qui, respectueuse des traditions séculaires, a appris à se présenter chez ses hôtes munie de « quelque chose ».
En quittant le Congo pour la France, les petits-fils formulèrent quelques demandes à leur grand-mère : « N’oublies pas de me ramener une montre », disait l’un. « N’oublies pas de m’acheter un caméscope, un appareil photo », renchérissait l’autre…
Une demande insolite nous parvint de Mangina. Un sexagénaire nous pria de rechercher son frère qui « avait quitté le Pays depuis la rébellion de Mulele [1964-1965] pour s’établir au Cameroun. Et on n’a aucune nouvelle de sa part depuis tout ce temps-là. » Il nous communiqua son nom et précisa que nous le reconnaîtrons aisement car il est de l’ethnie Nande et que nous pourrions même lui parler « en langue ». J’eus beau lui expliquer que nous nous rendions en France. Rien n’y fit. « Vous dites que le Cameroun se trouve en Afrique, très loin de la France, mais reconnaissez-vous quand même que « le chemin » menant en France passe par le Cameroun? » répliquera-t-il sans sourciller. Et il avait raison. Sur son visage, on y lisait une sorte de résignation pieuse mais il avait en même temps l’air de quelqu’un qui était confiant qu’un jour il reverrait son frère disparu…
Qu’allions-nous faire pour satisfaire à la demande de ce pauvre monsieur? car quand bien même notre avion survolerait l’espace aérien camerounais, il empruntera « un chemin » aérien et donc difficile d’apercevoir ce fils prodigue exilé au Cameroun depuis bientôt 50 ans!
Premier couac à Dubaï
Tout se passa bien à l’aéroport d’Entebbe où un Airbus d’une compagnie émiratie nous prit pour un vol à destination de Paris via Dubaï. Ce fut l’occasion de présenter à la grand-mère l’habitacle de l’avion, ses toilettes et d’admirer la beauté de notre planète vue du ciel… Les nuages qui formaient des reliefs sous nos pieds l’émerveillèrent. Elle s’affola en voyant que quelques passagers s’autorisaient à toucher des « boutons » qui pour allumer la lumière, qui pour activer des ventilateurs individuels. Elle pensa à tort que de telles actions risquaient de provoquer le dysfonctionnement de l’appareil… Il fallait la rassurer.
A l’aéroport de Dubaï où notre avion se posa, nous fûmes soumis à un contrôle de police. Tous les passagers devaient passer entre deux poteaux métalliques bourrés de composants électroniques. Je les franchis sans encombre. Mais l’alarme brisa ma quiétude lorsqu’elle se déclencha au passage de Manané. « Qu’a-t-elle pu emmener avec elle ? quelques grammes d’or ? ou peut-être un cadeau-surprise destiné à ses petits-enfants ? » me demandai-je quelque peu surpris. L’homme chargé du contrôle fit venir une femme, une policière voilée, pour fouiller Manané au corps.
Elle revint du contrôle, tout sourire, et exhiba fièrement l’objet qui fut à la base de cet incident. Le déclencheur d’alarme n’était nul autre qu’un crucifix métallique qui pendait au bout d’un chapelet en plastique! On se mit à en rire. Et lorsque je l’informai que nous étions sur un territoire musulman, elle prit peur et se précipita à cacher ce chapelet susceptible, selon elle, de déclencher d’autres signaux d’alerte à l’aéroport et lui attirer la foudre des croyants d’Allah. Cela m’amusa.
En reprenant l’avion de Dubaï pour Paris, je signifiai à une des hôtesses de l’air que Manané voyageait pour la toute première fois en avion. « Waoooh ! » me dira l’hôtesse très enthousiasmée qui s’adressa à la mamie pour savoir les raisons de ce voyage. Lorsqu’elle lui répondit que c’était pour visiter ses petits-enfants, la réaction de l’hôtesse de l’air fut immédiate : elle se rendit précipitamment à l’arrière de l’avion et ramena plein de jouets à la grand-mère à offrir à ses petits-enfants. C’était comme si l’on répondait à son désir de se présenter à « Brussels » « avec quelque chose » pour les enfants.
(à suivre)
Kasereka Katchelewa
Aisy-sur-Armançon, France
©Beni-Lubero Online





