





Nous avions un petit cousin né à Butembo où d’ailleurs il grandit jusqu’à ses dix ans. Il s’appelait Kadeumene. Mais tout le monde au village lui préférait son petit nom de « Kade-u ». Je me souviens comme si c’était hier de l’information qu’il nous livra dès son arrivée au village. Kadeu nous dira qu’à Butembo de grands véhicules se frayaient la route avec de petites voitures et qu’on y dénombrait, toutes les cinq minutes, au moins un véhicule sur l’axe principal de la cité. « Un véhicule toutes les cinq minutes ? – C’est impossible ! », avions-nous répliqué. Car, il n’y avait qu’à la saison de récolte du café, donc une fois l’an, que l’on pouvait voir défiler Bedford, Man et autres Magirus chez nous !
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Kadeu était un garçon très bavard. Il n’arrêtait pas de raconter ce que nous appelions « des romans », c’est-à-dire des histoires à dormir debout. Pour nous décrire la cité de Butembo, il lui arrivait de nous parler pêle-mêle de monsieur Georgandelis, de la Cugeki, de Sedec, de la famille Van Hoover ou « Manufere » en kinande, de La Procure, de l’Athénée, de l’Etsav, du Pensionnat, École des filles, Kitatumba, MGL, « rue d’Ambiance », « De l’Église », etc.. Nous étions tous suspendus à ses lèvres et gobions ses paroles sous un silence de plomb qu’on entendrait même les bruits d’une mouche entrain de voler.
Durant son séjour au village, le petit Kadeu animait des discussions dès la tombée de la nuit. Nous nous mettions en rond autour de lui. En lieu et place de nos traditionnels contes et devinettes, il monopolisait la parole en nous racontant des histoires invraisemblables et qui nous donnaient la chair de poule.
La peur de se promener à Butembo
Un soir, Kadeu nous fera savoir que nous devrions faire attention et regarder où nous posions nos pieds la première fois que nous nous rendrons à Butembo car, selon lui, il existait des trappes dissimulées à l’entrée de certains magasins tenus par des Blancs. Toujours selon Kadeu, une trappe ressemblait à s’y méprendre à une bouche d’égout, avec la particularité de s’ouvrir par moments et de se refermer aussitôt après qu’une personne s’y serait précipitée.
Kadeu avait l’air très sérieux quand il nous racontait ces histoires, dans un style condescendant qu’il assumait fièrement. D’ailleurs, il nous traitait de « yuma », un terme péjoratif alors en vogue. N’en déplaise à Kadeu, les « yuma » étaient intéressés par le fond du message transmis par ce vantard de Kadeu et faisaient peu de cas de la forme qu’il lui donnait. Les questions des enfants apeurés fusaient de partout : « Et alors? que devient-t-on une fois enfermé dans le trou? » « Peut-on s’en sortir indemne? » « Et le rôle de la gendarmerie dans tout ça? »…
Kadeu, maîtrisant sa communication, reprenait la parole pour en rajouter une couche et amplifier la peur qui nous tenaillait déjà. La peur montait d’un cran au fur et à mesure. On ne voulait pas qu’il s’arrête de parler car nous avions tous envie d’un peu plus de frayeur. « Écoutez les gars ! A Butembo, il ne faut pas blaguer ! Les trappes s’ouvrent et vous engloutissent… pour toujours ! » Et d’ajouter : « Lorsqu’on est englouti, on se retrouve dans la cave. Et là, c’est fini : le Blanc, propriétaire des lieux, vous ligote et vous injecte une potion qui modifiera votre métabolisme et vous commencerez à grossir à la manière d’un cochon préparé pour l’abattage. Après quoi, le Blanc viendra vous égorger et vous manger… » « Jamais plus je n’irai à Butembo ! Jamais de la vie ! », nous disions-nous à l’issue de ces révélations de Kadeu. Des révélations qui sortaient, bien entendu, de son esprit fécond car rien de tel ne pouvait exister.
Peur de marcher sur les routes désertes ?
De notre côté, nous les « villageois » qui vivions dans un « Mulongo » [village] en « simples campagnards », nous avions quelque frisson à faire rejaillir chez le « citadin » Kadeu. Nous avions de quoi lui donner du froid dans le dos en lui racontant ce que les anciens qui ont servi dans les mines de Mununze, de Teturi, d’Etaïto, de Mugbwalo ou de Kilo-moto disaient au sujet des Blancs cannibales qu’ils affublaient du sobriquet « avakotà » ce qui, traduit, veut dire « les abatteurs ». On disait que ceux-ci roulaient à bord des véhicules « moteurs baridi », entendez, « en turbo diesel », très silencieux. Ils épiaient les gens isolés qui marchaient sur une route déserte, les assommaient à coups de marteau et s’emparaient de leurs corps pour les manger. En apprenant cela, Kadeu prit peur aussi. On était à égalité !
De tels récits nous desservaient sur le plan moral car ils développaient en nous du ressentiment injustifié envers les Blancs. Et bonjour les cauchemars ! A l’instar de la plupart des enfants de notre âge, plutôt que de nous confier à nos parents ou à nos enseignants pour en avoir le cœur net, nous donnions du crédit aux récits de nos camarades, les jugeant dignes de foi. Quelle crédulité ! On était en quête de sensations fortes, à la chasse d’histoires croustillantes pour nourrir notre esprit sans nous soucier de leur source.
La peur de vivre à Beni
Et des récits à sensation, il n’en manquait pas ! Le petit Kasokoli nous apprendra, par exemple, qu’à Beni il existait un « Kihokohoko » et même plusieurs « Vihokohoko ». Déjà ces noms à eux seuls faisaient très peur. Et d’expliquer : « Un Kihokohoko c’est un homme-léopard ». Quoi ? Nous nous ressaisîmes, l’esprit en éveil. « Un homme-léopard ?! », nous exclamions-nous à l’unisson. Kasokoli de conter son « roman » : « C’est quelqu’un qui se métamorphose. C’est quelqu’un qui peut voler dans le ciel. C’est quelqu’un qui peut s’inviter dans n’importe quelle maison, même fermée à double tour, pour faire du mal à ses occupants…». Kadeu qui pensait avoir le monopole d’histoires ahurissantes se mit à poser plusieurs questions à Kasokoli pour en savoir plus, signe qu’il prenait peur à son tour.
Vue de la ville de Beni actuellement
Comme la nuit était avancée, du cimetière du village nous aperçûmes une petite flamme s’échappant d’une tombe. Nous n’en revenions pas ! « Des cannibales ! » chuchotera l’un ; « des sorciers ! » dira l’autre. Ce fut alors le sauve-qui-peut. Chacun regagna chez soi en courant et, tout haletants, nous nous jetâmes dans nos lits avec l’intime conviction que parmi ceux qui venaient de voir ce feu au moins l’un d’entre eux mourrait cette nuit-là, toujours selon les superstitions que l’on colportait dans la région.
C’est à l’école que nous apprendrons quelques années plus tard que ce genre de langue de feu n’avait rien de cabalistique mais qu’il s’agissait d’un phénomène chimique normal connu sous le nom de feu follet. Un phénomène susceptible de se produire à la suite de la décomposition d’un corps enterré dégageant du gaz carbonique… Preuve, s’il en faut, que l’école ne servait pas uniquement à nous apprendre à chanter « Le papa de Noé fume la pipe » ou « Hodari Sese ! » comme on s’en plaignait de notre temps, mais qu’elle nous transmettait des valeurs et nous enseignait bien des choses qui permettaient de nous affranchir de croyances erronées liées à notre ignorance.
Et les rumeurs au sujet de la ceinture de Romain ?
En attendant, Butembo n’arrêtait pas de nous faire rêver. Il se racontait plein d’anecdotes sur cette cité, la plus énigmatique étant celle liée à la ceinture de l’ancien chef de cité de Butembo. En effet, un proverbe Yira toujours d’usage jusqu’à ce jour renseigne que « Même Mobutu [aussi] s’était emprunté une ceinture auprès de Romain », dans le sens de dire que même les plus riches ou les plus puissants de ce monde recourent à un quidam pour se faire dépanner lorsqu’il leur arrive de manquer quelque chose de moindre importance.
Ne me demandez surtout pas de vous en dire plus car je n’étais pas là lorsque cette transaction eut lieu entre le Président Mobutu et son Chef de cité Romain. Néanmoins, il est édifiant de remarquer qu’à chaque fois qu’un Munande fait usage de ce proverbe, il prend soin de le précéder d’un adverbe « ambu » [dit-on que] pour se dédouaner. Les Kadeu – ceux-là qui s’expriment sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas – ne sont pas très nombreux ici ! Car des rumeurs sans queue ni tête peuvent être préjudiciables.
Rassurez-vous tout de même : les fameuses trappes de chez Georgandelis et consorts n’ont jamais existé. Butembo n’avait rien à voir avec ce cliché. Quant à la transaction entre Mobutu et Romain, je laisse aux historiens de trancher… tout en exhortant les locuteurs Yira à ne pas se priver de ce proverbe pour la leçon magistrale qui s’en dégage. L’imaginaire des enfants comme celui des adultes appréciera.
Mais pour terminer, quelle fut réellement la carte postale de la cité de Butembo des années 1970 ? Question température, certes, le temps n’y était pas clément. Toujours brumeux. La température pouvait descendre jusqu’à 8°C à certaines périodes de l’année, obligeant les femmes à toujours se couvrir en enfilant leurs pull-overs, des « Nyanzuva », des « Monitrice » ou encore des « Mombombo dominée » tandis que certains hommes portaient tout le temps des redingotes à la manière de nos sentinelles! Oui, il faisait très froid sur cette cité perchée à 1700 mètres d’altitude.
Plus tard, les gens prirent conscience que ce froid avait quelque vertu réparatrice sur la santé, ce qui fait que la cité devint petit à petit une cité-dortoir où vivaient en majorité femmes et enfants, dans le « maveho » [froid] à l’abri de beaucoup de maladies, pendant que les hommes retranchés dans la plaine fertile de Beni entrain de cultiver la terre se faisaient piquer par des moustiques anophèles, au risque de tomber malades du redoutable paludisme jusqu’à en mourir. Malheureusement, il n’est plus question ici de l’imaginaire des enfants mais plutôt de la triste réalité de la vie dans le Grand Nord d’il y a quarante ans, une réalité encore et toujours d’actualité de nos jours.
Kasereka KATCHELEWA
Aisy sur Armançon, France
Beni-Lubero Online (benilubero2014@gmail.com)





