





La saison de récolte de l’or vert était l’une de rares périodes de l’année où l’on pouvait observer des véhicules se succéder dans nos villages pour prendre livraison de la production des paysans. Le café était emballé dans des sacs remplis jusqu’au bord et bien entassé à l’aide d’un pilon pour en faire des masses compactes pesant comme du plomb. Ces sacs en jute mondialement connus sous le nom de « sacs Bangladesh » s’appelaient chez nous « sacs Général » au point que la production se déclinait en nombre de « Général » récoltés par foyer. Tenez ! certains foyers produisaient jusqu’à 50 « Général » de café coque !
Ce n’était pas le café qui intéressait les enfants du village. Leur centre d’intérêt portait plutôt sur les camions qui passaient de village en village durant la campagne caféière. Et le passage d’un véhicule au village était l’un de moments les plus attendus et les plus joyeux. Les gens s’affairaient de partout, excités. C’était le jour où nos petits producteurs découvraient le fruit de leur dur labeur. A l’occasion, plusieurs liasses de billets de banque leur étaient distribuées par la Coopérative ou par des acheteurs indépendants qui convoyaient ces véhicules. Nos paysans pouvaient dès lors réaliser certains de projets dont ils rêvaient, notamment l’érection d’une « maison en tôles », l’achat d’un vélo ou d’une machine à coudre.
A Kambau, les agriculteurs s’arrangeaient pour que tous les sacs soient gerbés à l’entrée du village devant la maison du « vieux » Conrad, non loin de la paillote du chef. Et pour éviter toute confusion, la production de chaque foyer était reconnaissable par des initiales portées sur les sacs à l’aide d’une banane plantain non mûre dont la sève servait d’encre de marquage indélébile.
Une balance dotée d’un contrepoids
Les hommes plantaient deux pieux dont les extrémités étaient préalablement coupées en biais sur deux faces opposées afin de former un « Y » permettant d’asseoir le bois transversal sur lequel devait pendre une balance. Et quelle balance ! Il s’agissait d’une balance romaine à crochet dotée d’un contrepoids qu’on déplaçait, – comme un curseur, – le long du fléau gradué jusqu’à ce que ce fléau soit en équilibre horizontal. Pour parvenir à équilibrer la balance, il fallait beaucoup de patience. Heureusement qu’au village on avait le temps… Toutefois, la « lecture » de cette mesure de poids n’était pas à la portée de tous compte tenu des éléments qui entraient en jeu. Il n’y avait que quelques rares « connaisseurs » qui savaient interpréter de telles données.
En fait, il y avait d’un côté ceux qui savaient lire et qui prenaient des notes dans leurs cahiers Kasuku ; et de l’autre côté, il y avait ‘ceux qui avaient rechigné à se lever tôt’ [pour aller à l’école], – euphémisme en kinande pour désigner des analphabètes. Ces derniers se rabattaient sur ceux qui savaient lire pour avoir le poids de leur marchandise. Mais certains de ces analphabètes voulaient visiblement s’affranchir de la coupe de ceux qui savaient « lire » la balance. Pour ce faire, ils se servaient des fèves de café ou des graines de haricot qu’ils mettaient de côté au fur et à mesure que la pesée se poursuivait, en se disant que chaque graine représentait 10 kg. Pour d’autres, une graine représentait 100 kg. Bref, chacun y allait à sa façon. Un attroupement se formait autour de la balance, mais sans bousculade et dans une ambiance bon enfant. Pendant ce temps, la préoccupation des enfants était ailleurs.
Des simulations en attendant l’arrivée du camion
Les enfants, – catégorie à laquelle nous appartenions, – attendaient fébrilement l’arrivée du véhicule chargé du ramassage de toutes les récoltes. Ils se représentaient déjà les manœuvres qu’allait effectuer le chauffeur pour bien garer son camion en face de ce lot de café. Ils spéculaient sur la marque du camion attendu, sur les dimensions de ses pneus et les empreintes qu’ils imprimeront à leur passage…
Par sa créativité, le petit Kabwana nous faisait vivre anticipativement tout cela. Les simulations grandeur nature de notre ami reflétaient la réalité de ce que nous allions vivre. Il mimait les éventuels faits et gestes du conducteur tout en faisant vibrer bruyamment ses lèvres jusqu’à postillonner et ce, en voulant imiter le ronronnement du moteur. Avec ses onomatopées, Kabwana était en mesure de donner l’impression que le « moteur » changeait de régime. Il faisait des fois comme si le « chauffeur » engageait une vitesse supérieure! Et sa vitesse de prédilection qu’il imitait à la perfection était la vitesse différentielle, « kutia lungo »….
Ça nous tardait vraiment de voir le chauffeur, ce qui était normal car, à grand renfort de publicité faite sur lui par le petit Kabwana, il devenait la coqueluche de tous les enfants, l’objet principal de notre passion. « Comment allait-il s’y prendre pour négocier les virages se trouvant à l’entrée du village, sur cette route escarpée par endroits et bordé des caféiers dont les branches ployaient sous le poids de leurs graines mûres ? » nous interrogions-nous.
Des chauffeurs trop capricieux ?
Un jour, l’un de ces chauffeurs s’arrêta net au beau milieu de la voie au vu du feu circonscrit dans le champ du vieux Conrad qui se débarrassait de la mauvaise herbe en prévision de la prochaine saison de culture des haricots blancs. L’équipage était formel : le véhicule devait attendre que le feu soit éteint. Il nous intimait l’ordre d’exécuter cette corvée rapidement et… bénévolement.
Le chauffeur n’arrêtait pas de nous rabâcher que son camion était très inflammable. Et, croyez-moi, ce feu, en plus d’être sous surveillance du propriétaire du champ, crépitait à plus de 50 mètres de la route, donc hors portée de la zone de passage des véhicules ! Mais il ne fallait surtout pas contrarier le chauffeur. Ses caprices furent assouvis, le feu fut maté à mains nues et avec de la terre… Pendant que tout le monde se battait contre le feu, notre chauffeur se prélassait dans les champs à la recherche des papayes qu’il savourait goulûment en se servant d’un couteau pliable qu’il dégainait pour percer les fruits sous l’œil curieux de nombreux bambins qui découvraient à l’occasion ce qu’ils appelaient « kanife » et que nous connaîtrons plus tard en cours d’anglais sous son vrai nom de « knife ».
Des enfants exploités…
Certains chauffeurs peu scrupuleux nous faisaient travailler gratuitement. Ils nous demandaient de charger leurs véhicules et, en contrepartie, ils nous prenaient à bord, perchés sur la cargaison. Là haut, nous étions à la merci des branches d’arbres qui pleuvaient sur la carrosserie au passage du véhicule qui roulait à vive allure. Ces branches nous égratignaient la peau. On faisait les 5 km qui nous séparaient de la route principale, parfois en chantant à la gloire du chauffeur.
L’une de ces chansons disait : « Chauffeur tia ku zero, baba, Chauffeur, Chauffeur, tia ku zeroooo ! ». (Traduction : ‘Chauffeur, engage la dernière vitesse, papa…’). Après analyse, cette chanson mettait à nu nos connaissances limitées en matière de mécanique automobile. Elle disait en substance que la vitesse « zéro » était celle qui permettait de rouler à « tombeau ouvert », expression que l’on pensait à tort synonyme de « po-moro » (point mort) qui était aussi d’usage à l’époque.
Du haut de la carrosserie, c’était aussi l’occasion pour d’autres jeunes de se défouler en entonnant une chanson populaire qui, au demeurant, s’accompagnait normalement de la flûte et dont le refrain – « Sauvez crise, Masika ! » – choquait bien des consciences pour ses sous-entendus immoraux.
Et pour revenir à ces chauffeurs sans scrupules, ils nous abandonnaient loin de notre village et considéraient avoir ainsi rémunéré nos services. Personne ne dénonçait cette exploitation, au contraire, nous revenions au village en chantant… après avoir dévalé à pied les 5 km parcourus en véhicule. Nous étions fiers d’avoir pris place à bord d’un grand camion…
Le lendemain matin, nous empruntions la même route pour nous rendre à l’école tout en admirant les empreintes laissées par le véhicule la veille. Avec nos cerceaux, nous suivions les traces du camion en imitant ses vrombissements de moteur et ses changements de vitesse. La rosée était abondante sur les plantes qui envahissaient la voie, mais au moins, elle avait le mérite de laver nos jambes et nos pieds, ce qui nous évitait d’être punis par l’instituteur qui ne se privait pas de fouetter les écoliers malpropres… (à suivre)
Kasereka KATCHELEWA
Aisy sur Armançon, France
Beni-Lubero Online (benilubero2014@gmail.com)





