





Les chauffeurs avaient de la côte. Les mauvaises langues disaient qu’ils multipliaient les conquêtes dans les villages où ils étaient envoyés en mission. Résultat de course, ils auraient engendré des enfants partout. Il est vrai qu’ils étaient choyés où qu’ils arrivaient. Par ailleurs, il suffisait à ces chauffeurs de porter un peu d’intérêt aux badauds du village en leur adressant la parole ou en prenant le temps de bavarder avec les enfants pour gagner en retour toute leur sympathie. Dans les années 70, devenir chauffeur figurait en bonne place parmi les aspirations majeures des jeunes.
Pourtant, tout n’était pas rose dans la profession, comme d’ailleurs dans tout autre métier. Car être chauffeur demandait de l’investissement personnel et une disponibilité quasi permanente. C’est un métier qui nécessitait une forte mobilité et plusieurs jours d’absence du toit conjugal. Une autre facette que nous ignorions de ce métier est que tous les chauffeurs n’étaient pas logés à la même enseigne. Il y en avait ceux qui étaient bien payés, d’autres moins et certains pas du tout. Même pas un likuta, pas un seul sengi! Voilà qui incita cette dernière catégorie à se payer sur la bête par des procédés malhonnêtes.
Des chauffeurs payés en monnaie de singe?
Figurez-vous qu’un commerçant de la région décida d’exploiter en taxi son pick-up dernier cri de marque Toyota Stout 2200. Mal inspiré, il refusera de verser à son chauffeur un salaire mensuel. Et pour cause? Il estima qu’aussi longtemps que celui-ci ne ferait que conduire, « rien que conduire », en étant en plus confortablement assis dans la cabine, « sur le coussin » (sic), et en se faisant emmener gratuitement partout et ainsi rencontrer du monde, de la famille et autres connaissances,… que c’était du « mazizio ».
Par ce mot qui était très usité dans les années 70 et difficile à rendre en français, le patron traitait son chauffeur pour ainsi dire de profiteur invétéré. En fait, dans l’entendement du patron, son chauffeur devait être reconnaissant de n’avoir pas à s’acquitter des frais de transport pour le siège douillet qu’il occupait. Voilà pourquoi il se permettra de lui lancer, pince-sans-rire : « Tu fais du ‘mazizio’ dans mon véhicule et tu veux que je te paies en plus?! » Le chauffeur, interloqué, se jura de ne plus rien réclamer à son employeur pour ne pas perdre son poste désormais non rémunéré. Il se mit à se servir sur la bête en trichant sur le nombre total de passagers embarqués à bord du taxi, en minorant surtout le nombre de ceux qu’il prenait à mi-parcours.
Plus tard, ce chauffeur devenu indélicat, se mit à siphonner une bonne quantité de carburant pourtant réservé à la consommation de son véhicule, carburant qu’il revendait en catimini avec la complicité avérée de son aide-chauffeur… et ce, pourvu qu’à la fin de la journée ils « puissent se retrouver » avec trois petits sous nécessaires pour l’achat des « patates douces » pour la survie de leurs foyers. La fin justifierait-elle les moyens? Tout ceci pour souligner que les réalités de la vie d’un chauffeur étaient loin, très loin de ce que le petit Kabwana pouvait nous faire rêver… Un proverbe Nande, paraphrasé ici, ne dit-il pas fort a-propos qu’ « un hôte d’une nuit n’est pas le mieux indiqué pour savoir les endroits qui suintent de l’hébergement qui lui a offert l’hospitalité » !
Un drôle de vocabulaire pour parler véhicules
Au village, nous empruntions un vocabulaire aux origines incertaines lorsqu’il fallait parler véhicules. C’était un mélange de swahili, kinande, français, lingala et d’hindou-bile, – l’argot alors en vogue. A l’instar du langage SMS qui est aujourd’hui maîtrisé par les jeunes mais inconnu de bon nombre d’adultes, la plupart des personnes d’un certain âge de notre époque étaient incapables de décrypter le langage des jeunes.
A titre d’exemple, la carrosserie d’un véhicule se disait « carsely » chez les jeunes. Les manœuvres très excitantes de la « marche arrière » d’un véhicule s’appelait tout simplement « mar’jana ». Et le chauffeur pouvait « colosser », entendez par là, prendre un virage. « Engager la vitesse différentielle » se disait « kutia lungo » tandis que « prendre place à bord d’un véhicule » se résumait par le verbe « lassourner ». Mais en fonction de l’évolution de notre argot, « lassourner » céda la place à « lâcher » et, des années plus tard, à « kukula coude ». Cette dernière expression s’employait pour décrire celui qui prenait place en cabine ce qui, du reste, était un privilège alors que tous les autres passagers s’entassaient comme des sardines dans la carrosserie souvent austère et jamais équipée en sièges. Occuper le siège à côté du conducteur et poser ostensiblement son coude sur la vitre baissée était le geste par excellence qu’il fallait faire pour narguer ses camarades et pour se prévaloir d’avoir réussi dans la vie… du moins, le temps du voyage.
Pour évoquer l’habitacle de la cabine du véhicule, nous disions tout simplement « coussins », allusion faite à la banquette très reposante qu’on trouvait dedans. Les fourgons VW en vogue se nommaient « Mbuduku », quant aux tracteurs agricoles, ils se faisaient appeler « Kingume » tandis que les Magirus ou autres Man ayant servi à la Seconde Guerre mondiale étaient baptisés « Silaüka », nom inspiré d’un morceau musical très cadencé. Le cric s’appelait « jeck ». Et tout vieux véhicule était affublé de noms de tous les oiseaux, le plus ronflant et encore d’usage à ce jour étant « korokotso ». L’aide-chauffeur s’appelait « boy-chauffeur ». Le diesel, « mazout ». Le boy-chauffeur pouvait « daxer », en prenant le camion en marche et en s’asseyant à califourchon sur les traverses pour mieux surveiller la nuée d’enfants qui tentaient d’attraper le véhicule à leur tour en s’agrippant sur les lattes latérales de la carrosserie ou sur la porte de celle-ci. On disait alors « erikululumba oko mutoka », un geste très dangereux à ne jamais reproduire.
Mais les enfants, en véritables têtes brûlées, n’écoutaient que leurs cœurs – qui les trahissaient si souvent – et se lançaient à corps perdu à la traque du véhicule en dépit de toute cette fumée noire polluante sortant de son tuyau d’échappement. L’aide-chauffeur aurait beau chasser vigoureusement les gamins, mais ils revenaient au galop aussitôt que celui-ci remontait dans son camion. A chaque rare occasion qu’un véhicule venait au village, les enfants se comportaient en petits garnements, oui, en vrais « Ngembo » !
Un vieux mécanicien du village nous enseigne un verbe
Tous les mots ne se valaient pas. Il y avait, par exemple, le mot « essai ». En attendant sa plaque d’immatriculation, tout véhicule importé roulait avec une plaque temporaire sur laquelle on pouvait lire « ESSAI ». A l’époque, quasiment tout véhicule importé était neuf ce qui faisait dire, dans le jargon local, que ce véhicule était « kunzu », ou « caoutchouc » (car les sièges étaient encore protégés avec du plastique), ou encore « musekwa » (allusion aux prémices du champ). Mais c’est le mot « Essai » qui fut le plus usité. Et ce vocabulaire entra dans le langage courant.
Un jour, alors que nous étions dans la cour de récréation, un chauffeur prénommé Delapose sortira du garage d’en face, au volant d’un vieux camion tout rouillé. S’agissait-il du camion Bedford de Kitwandumba ? de Mathemuli ? de Stariko ? de Kibwindi ? de Kingelembu ? Ou alors de Bernabé ? Je n’en sais rien. Mais toujours est-il que ce camion était dans un état piteux, bringuebalant. A son bord il y avait le vieux Mandefu, mécanicien très réputé pour « avoir travaillé de très longues années avec des Blancs », dans leurs plantations où il avait l’habitude d’intervenir sur des engins roulants de toutes marques.
Toute la cour s’agita. En effet, avant d’engager ce « korokotso » sur la route, le mécanicien prit soin de coller une plaque temporaire pour éviter toute contravention ou quelque tracasserie policière. Et sur la plaque, on pouvait lire « Essai ». Tous les élèves se mirent à en rire à gorges déployés. Ensuite, ils tournèrent en dérision l’équipage du véhicule en lui criant : « Quel… essai ! Vous n’avez pas honte de porter cette mention sur un camion pourri comme celui-là ! »
Le vieux Mandefu, qui était pourtant d’un tempérament calme, fit signe au chauffeur de s’arrêter et nous donna une leçon magistrale que je n’oublierai jamais. « Vous êtes des écoliers et vous ne savez même pas réviser votre leçon de français ?! », nous dira-t-il d’entrée de jeu. « Quoi ? Que peux-tu nous apprendre, toi, simple individu ? » S’écrièrent les élèves tout remontés. « Eh bien ! Retenez que ce véhicule était en panne depuis de nombreuses années. Et voilà que je l’ai réparé. Et maintenant il faut que je l’essaie ! C’est pourquoi j’ai affiché cette plaque minéralogique. » Quelle claque ! Quelle honte, ô mon Dieu ! Nous ignorions le sens premier du mot « essai ».
Pourtant, nous ne nous séparions pas de notre petit dictionnaire Larousse de « 32.000 mots » ! Sans parler du soutien scolaire de nos enseignants dévoués, les Mwalimu Kasundi, Mwalimu Marcel, Mwalimu Valentin… Oui, nous qui nous vantions d’être enseignés par des instituteurs les mieux formés de la région, pour la plupart diplômés d’un collège de renom, à la différence des autres écoles de la cité qui alignaient de nombreux enseignants titulaires des certificats d’études incomplètes, – des PP3 ou PP4 – comme ils se faisaient appeler… Quelle bonne leçon de grammaire ce vieil homme nous administra! Pour preuve, des décennies plus tard, nous en parlons encore. Oui, elle a été retenue, la leçon. Entre-temps, la honte a aussi été bue jusqu’à la lie!…
Kasereka KATCHELEWA
Aisy sur Armançon, France
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