





La première campagne électorale opposant des notables à Mangina fut organisée en 1978 pour départager deux frères ennemis qui se disputaient la direction de cette chefferie située à 30 km de la ville de Beni. Il y avait deux candidats en lice : Munande, chef coutumier sortant et Kalunga, cousin de ce dernier. Munande était un homme mûr, de petite taille, simple et avenant. Il était d’un abord facile. Il avait l’habitude de saluer à son passage tout le monde, petits et grands. Il habitait sur la colline qui porte son nom, entre Mangodomu et Somicar, le long de la route principale reliant Beni à Mambasa. Munande « régnait » sur Mangina et les villages avoisinants d’une main de fer mais dans un gant de velours, ce qui lui valut la sympathie de ses sujets. Néanmoins, cela n’empêcha pas qu’il soit à froid avec ses cousins qui s’estimaient lésés du droit de diriger cette localité, alléguant qu’ils étaient, eux, des successeurs légitimes à ce « trône ». Munande passait à leurs yeux pour un usurpateur. De là jusqu’à engendrer une brouille dans le clan il n’y avait qu’un pas.
Monument au centre de la cité de Mangina en Territoire de Beni
Le concurrent du chef Munande, la cinquantaine révolue, n’était pas connu du grand public. C’était un homme de grande taille, beau et d’une belle prestance. Il avait le charisme d’un chef et semblait plus instruit que son cousin Munande. Kalunga avait une mise bien soignée contrairement à son concurrent toujours vêtu dépareillé. Toutefois, il avait un ou deux handicaps de taille : un problème d’élocution à cause de son bégaiement et aucun bilan antérieur à défendre car n’ayant jamais été aux commandes des affaires. De son côté, Munande était populaire et très à l’aise. Il était adulé pour ses discours directs et poignants. Il n’hésitait pas un seul instant de prononcer un o’lwima, – ses fameux discours incantatoires en l’encontre des sorciers de sa juridiction accusés, à tort ou à raison, d’être à l’origine de la mort de ses sujets ou des « étrangers » venus s’établir à Mangina. En effet, un mouvement de population s’observait à cette époque.
A la recherche des terres arables, des familles entières quittaient le territoire de Lubero (Masereka, Kimbulu, Musienene, etc), une région tempérée située sur les monts Mitumba pour s’établir à Kyatsaba, Mundubiena, Mangina, etc – une région tropicale humide infestée des moustiques anophèles. Ces hommes et femmes dynamiques, forts et courageux tentèrent leur aventure dans la culture des haricots blancs et du paddy, deux produits-phares qui faisaient la fierté et la réputation de ces contrées et l’une de sources de revenus après le café et la papaïne. Ils ne prirent aucune précaution d’ordre sanitaire pour faire face au climat qu’ils allaient affronter dans cette cuvette centrale inhospitalière et notoirement réputée pour son paludisme. Malheureusement, il eut de nombreuses pertes en vies humaines.
La mort de ces nouveaux-venus faisait l’objet des commentaires passionnés et la tradition voulait toujours que ce soit le voisin immédiat, jaloux, qui soit à l’origine ou « responsable » de ce décès. Entre-parenthèses, ce fut à cette même époque où l’on disait qu’à Mangina, les sorciers avaient inventé des mots de passe pour s’assurer entre eux si le visiteur fraîchement arrivé au village serait oui ou non sacrifié, le plus connu ayant été : «Akebo kaye kan’emo? » (« Ma corbeille ne serait-elle pas chez vous, [par hasard]? ») Bien entendu, on ne dispose d’aucune preuve de ces allégations ; il y a fort à parier qu’il s’agirait des rumeurs infondées comme on en avait entendu de pires sur d’autres villages.
Le chef Munande s’emparait de ces faits divers pour tancer les sorciers présumés et humilier les « cannibales », allant jusqu’à les menacer de les faire partir du village. C’était ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui de la récupération politicienne. Et ça marchait! Avec ces lwima Munande ne pouvait que gagner le respect de tous, l’un de facteurs majeurs en démocratie pour engranger des voix aux élections.
Il fallait départager nos deux candidats. Mais avant cela, ils devaient présenter leurs thèmes de campagne, argumenter et convaincre… Curieusement, les deux protagonistes bâtirent campagne sur l’agriculture. Munande choisit pour thème : « La surproduction des haricots blancs sur les terres de mes ancêtres ». Quant à Kalunga, il se focalisa sur la surproduction d’une plante oléagineuse : le soja. Il convient ici de restituer les événements par rapport aux enjeux de l’époque. En effet, ce débat électoral intervint dans un contexte particulier : Mangina, dont la population entière vivait de l’agriculture, commença à souffrir de la baisse de production des haricots blancs.
En outre, certains notables de Mangina se mirent à faire circuler des rumeurs selon lesquelles ce village était construit sur des terres maudites par nos ancêtres… Ils firent savoir à qui voulait les entendre que nos ancêtres, depuis leurs chaînes de montagnes de Lubero et Isale où ils résidaient, avaient coutume de dire : « Ebitsibu bilol’Ibanda! » (« Que les vilaines choses [nous épargnent et] aillent dans la Plaine! »). Autrement dit, nos ancêtres ne s’imaginaient pas que la vallée du Graben et la cuvette centrale auxquels ils faisaient allusion et qu’ils appelaient « Ibanda » pourraient bien être peuplés un jour par leurs propres descendants. Ainsi donc, demandaient-ils aux dieux de leur éviter les malheurs et de concentrer tous les maux dans de régions plus éloignées de leurs « collines ».
Il est vrai que ce schéma de pensée ne résiste pas aux critiques objectives des faits. En effet, la question que l’on se poserait serait de savoir pourquoi une terre, – le « fameux sol rouge de Mangina », – pouvait devenir d’un jour à l’autre très peu productive. Cette baisse de rentabilité se justifierait, semble-t-il, par le fait que les haricots blancs étaient victimes d’une évasion d’insectes nuisibles. Les agronomes ainsi que les agriculteurs n’avaient pas été préparés et encore moins armés pour faire face à ces bestioles. La seule solution fut cette voie de facilité : abandonner cette culture vivrière et se rabattre sur d’autres.
C’est à cette même période – nous sommes en 1978 – que Radio Candip, une radio communautaire, commença à émettre depuis Bunia dans le cadre d’un projet pédagogique et de développement. Elle créa un engouement autour d’elle car elle sut capter l’attention de ses auditeurs en leur diffusant des programmes variés dans leurs propres langues, ce qui fut une première dans le monde audiovisuel de la sous-région. Tout le monde s’appropria les émissions de mama Wasukundi, la journaliste-vedette en kinande , une de langues locales comptant quelque cinq millions de locuteurs. Les informations que diffusèrent Radio Candip eurent un impact positif et visible sur les populations.
Cette radio mit à contribution des fans-clubs appelés « Radio Clubs »,- le plus renommé et le mieux organisé dans la région ayant été la Radio Club Mbanya-Mbunge basée à Beni . De manière spontanée, ces Radio Clubs s’implantèrent comme par enchantement dans toutes les grandes agglomérations aux fins de servir de lance-voix à la radio universitaire. C’est ainsi qu’elles parvinrent à vulgariser certaines cultures, dont le soja qui était inconnu jusqu’alors de la plupart de ménages. Partout on pouvait entendre les gens scander les slogans de cette radio parmi lesquels celui-ci: « Esoya irengire iswi! », c’est a dire « Le soja est plus [protéagineux] que la viande! ». A Mangina, le soja poussait sans effort. En quelques mois, sa production devint de loin supérieure à celle des haricots blancs et rouges réunis.
Voilà ce que fut le contexte. Le décor ainsi planté, revenons sur les attentes des populations dans cette campagne électorale. On pensait que nos deux candidats, Munande et Kalunga, pouvaient bien faire quelque chose pour rendre les terres productives. En leur qualité d’ayant-droits auto-proclamés, se disait-on, n’étaient-ils pas à même d’invoquer les esprits des ancêtres pour que le village retrouvât sa vocation d’antan et demeurer l’une des agglomérations pourvoyeuses des vivres aux habitants de Beni, Butembo et Kisangani?
La campagne fut lancée. Lors de son premier meeting tenu à la place dénommée « 100 mètres carrés » à Mangina , devant un parterre des gens apparemment acquis à sa cause, Kalunga se mit à parier sur une « surproduction exceptionnelle de soja » qu’il exhorta aux paysans de planter au cours de cette période de campagne électorale. Tout en bégayant , il s’époumona à répéter son slogan de campagne en disant : « Pour vous assurer que ces terres m’appartiennent, que je suis le fils héritier légitime appelé à régner sur vous, je vous invite a planter le soja. Plantez le soja. Plantez le soja. Les ancêtres vont multiplier vos récoltes … et ceci servira de signe émanant d’eux… pour avaliser mon règne, … pour accréditer mes prétentions… de régner sur vous ».
Dans le camp adverse, la barre fut placée trop haut. En effet, le concurrent de Kalunga prit un gros risque en demandant à la population de planter immédiatement les haricots blancs, faisant fi des saisons culturales et même de l’évasion redoutée des insectes et des limaces qui détruiraient les récoltes. Munande présenta sommairement son bilan antérieur à la tête de de la chefferie avant de lancer de manière lapidaire: « Vous savez que les haricots blancs ne poussent plus ici… Maintenant je vous demande de planter les haricots blancs. Plantez! Haricots! haricots blancs! » Brandissant son bras droit en l’air le poing serré, il concluait ses discours musclés par un cri de victoire devenu populaire : « Munande Oyé! ». Et la foule lui répondait de tout chœur, le pouce tourné vers le ciel: « Oyé! »
Nous étions alors de jeunes élèves de l’Institut Lwa-Nzururu de Mangina, mais à cette époque, nous avions déjà un sens aigu d’observation. Nous avions constitué lors de cet événement politique ce qui pourrait être considéré aujourd’hui comme un observatoire d’opinions, une sorte de bureau de sondages. Nous avions analysé les différentes déclarations de deux candidats et avions mis en exergue toutes les réactions recueillies dans les rues. Mais, soyons honnête, notre « bureau de sondages » n’était pas neutre car il espérait désespérément que le candidat Kalunga gagnerait cette élection. Mais les faits étaient têtus, toutes les projections nous amenaient à une conclusion que nous redoutions : Munande allait l’emporter sur son cousin Kalunga.
Il est vrai que le bégaiement de notre candidat préféré pouvait être relativisé. Mais pour n’avoir jamais dirigé la contrée, les électeurs superstitieux avaient du mal à apprécier sa ligne de conduite face aux sorciers, se demandant s’il serait prêt, lui aussi, à se risquer dans des lwima, à la manière du chef sortant. Par ailleurs, Kalunga aurait aussi été mal conseillé pour le choix-même du thème de sa campagne. Il était vraiment simpliste et risible, selon notre « bureau de sondages », qu’il ait pu choisir comme « signe » la bonne récolte de soja, sachant que ce plant poussait sans peine même à travers les jalons de plantations, sous l’ombrage des caféiers. Son pari d’une récolte miraculeuse de soja fut tourné à dérision par une bonne frange d’électeurs, pendant que le thème de son concurrent suscita de la curiosité et des spéculations de tous genres de la part des paysans en détresse.
Les électeurs de Mangina allèrent aux urnes quelques semaines plus tard. Évidemment, ni le soja planté sur incitation de Kalunga ni les haricots blancs semés sous la bénédiction de Munande n’étaient encore arrivés à maturité. On ne saura donc jamais avant les élections qui de nos deux candidats avaient fait des prédictions qui s’étaient réalisées. Il est triste d’avouer aujourd’hui que dans cette histoire vraie, ce fut donc toute la population qui fut roulée dans la farine car personne, alors personne, n’avait relevé que ces élections allaient avoir lieu avant les fameuses récoltes. Tout Mangina était devenu le dindon de la farce de nos politiciens. Ces derniers auraient-ils bien calculé leur coup? S’étaient-ils concertés à l’avance pour choisir leurs thèmes de campagne? Nul ne le saura.
Et ce qui devrait arriver arriva. Le verdict des urnes fut impitoyable pour Kalunga, notre candidat préféré, qui perdit les élections mais dignement. Munande remporta la victoire haut la main et se mit à « régner » sur Mangina très, très longtemps, jusqu’à sa mort. Munande fut un vrai stratège, un autodidacte en politique qui savait bien utiliser les méthodes de communication de son temps. Nous disions déjà de lui à l’époque qu’il était « petit de taille mais grand en esprit ». N’avait-il pas raison de finir ses discours par les slogans du genre : « Munande Oyé! »? Oui, c’était vraiment lui le « Oyé! » que le peuple voulait avoir comme chef. Un peuple qui baissait volontiers la tête en signe de respect pour cet orateur hors pair tandis que le pouce était tourné vers le haut pour souligner que Munande était « na likolo », c’est-à-dire, le meilleur.
Kasereka KATCHELEWA
Aisy-sur-Armançon, France
©Beni-Lubero Online





