





Je voudrais, dans les lignes qui suivent, ouvrir une fenêtre sur la manière dont les jeunes de Butembo, confrontés à la violence, « inventent quotidiennement une approche du monde […] qui les aide à investir l’époque qu’ils s’efforcent de vivre »[1] en lui donnant un sens tissé de leurs tourments, de leurs questions sans réponse et de leur rêve d’une vie à la mesure de leur idée de l’humain. Je le ferai à travers une analyse embryonnaire de quelques chansons du reggae yira de Butembo dont je vais tenter de montrer le sens et la signification sociohistorique et politique en le reliant au contexte de son émergence.
En tant que production locale tournant le dos à une certaine rumba qui se contente de mimer la vacuité spirituelle et intellectuelle de nos élites politiques, le reggae yira de Butembo[2] comme le rap de Kisangani peut être considéré par certains comme insignifiant, marginal et anodin. Cependant, je pense que ce sont ces traits qui le rendent précieux. Dans un espace qui n’est pas loin de ressembler à un camp (au sens du philosophe italien Giorgio Agamben) ou à un amphithéâtre macabre où ceux qui gouvernent semblent jouer une pièce de théâtre – oubliant superbement que la vie n’est pas un théâtre, qu’un enfant qui pleure devant le visage sans vie de sa mère ou de son père tué sans raison n’est ni un être de papier (comme le personnage d’une pièce de théâtre) ni un singe qui rit- le moindre signe de vie, la moindre étincelle d’humanité mérite une attention particulière. Je prends donc les chansons de Santa Mayaya et Rachid Kalondji comme des documents d’une rare valeur pour celui qui sait non seulement prêter l’oreille mais aussi s’ouvrir à ce qui se dit au-delà des mots, des sons, des gestes et des comportements les plus anodins. Mon projet est de montrer que le reggae Yira de Butembo (comme le « Parlement de Furu » dans un autre registre), est un de ces lieux culturels d’invention d’une nouvelle manière de voir et d’exister, d’une nouvelle idée de l’homme, de la société et du pouvoir en attente de « théoriciens hardis d’une nouvelle sociabilité, capables d’évaluer la positivité qui se cache derrière les comportements les plus anodins, et d’en faire l’étendard d’une ambition [sociale et politique] solide »[3].
Le contexte d’émergence du reggae yira
Dans un texte intitulé « Bilan du Massacre d’Avril 1998 au Camp de Kikyo-Butembo », Charles Musayi, qui se présente comme un membre du Comité des Victimes Survivantes du Massacre de Kikyo, écrit :
Le mardi 14 avril 1998 à 4 h 00 du matin, les guérilleros Mai Mai lancent l’attaque contre les éléments des Forces Armées Congolaises (FAC) au Camp Kikyo, l’ancien hôtel de Monsieur Denis Paluku. Attaque qui durera deux heures. Vers 7 h du matin les Mai Mai vont se disperser et regagner leurs maquis de Kasitu. Le bilan des morts (Mai Mai et FAC) lors de cette attaque n’est pas connu. Mystère ! Aucun Mai Mai n’avait été capturé ou fait prisonnier.
Vers 9h30, les militaires FAC connus sous la dénomination de « Katangais » commencèrent à fouiller une à une les maisons des populations civiles de Furu, Mihake, Kalemire, […] sous prétexte qu’ils y cherchaient des Mai Mai en fuite après l’attaque contre le camp militaire de Kikyo. Très rapidement ce qui n’était qu’une fouille à la recherche des assaillants en débandade se transforma en une véritable chasse à l’homme suivie de tueries des paisibles civils, du viol des femmes, du pillage des biens de valeur, de la destruction méchante des maisons d’habitation, etc.
C’est ainsi que les militaires des FAC fusillaient certains civils dans leurs parcelles. D’autres victimes étaient conduites au camp Kikyo transportant des biens pillés. Une fois arrivées au camp, ces victimes étaient enterrées vivantes dans des fosses communes[4].
Et il ajoute : « lorsque les éléments des FAC s’introduisaient dans une maison, s’ils trouvaient quatre garçons dans une famille, ils tuaient un sur place ou l’amenaient ou encore ils obligeaient soit le père de famille de violer sa fille, soit le fils aîné de la famille de violer sa mère ou sa sœur en présence des membres de sa famille. […] Cette opération désastreuse des FAC avait duré quatre jours du mardi 14/04 au vendredi 17/04/1998. Pendant ces quatre jours toute la population de la ville de Butembo était enfermée dans les maisons ». (Sic)
Il est impossible de comprendre le sens et la symbolique des chansons de Santa Mayaya et de Rachid Kalondji qui sont à la source de cette méditation sans avoir présent à l’esprit cette situation décrite par Charles Musayi. En effet, comme je vais tenter de le montrer très rapidement, les chansons de ces deux jeunes artistes témoignent de la transformation de Butembo en un camp, au sens que le philosophe italien Giorgio Agamben donne à ce terme. Pour Giorgio Agamben, le camp est « le lieu où s’est réalisée la conditio inhumana la plus absolue »[5]. C’est « un bout de territoire qui est placé en dehors du système juridique normal », de sorte que « tout y est possible ». Il s’agit, autrement dit, d’un espace où les « habitants ont été dépouillés de tout statut politique et réduits intégralement à la vie nue », de sorte que le pouvoir et ses représentants n’ont en face d’eux que « la pure vie biologique sans aucune médiation »[6], sur laquelle ils ont un pouvoir absolu (droit de vie et de mort)[7]. C’est la vérité de ce moment de rupture, où la vie humaine est dépouillée de toute valeur intrinsèque et le corps humain réduit au simple statut de chair promise à la décomposition ou à la fête des charognards, que le reggae Yira se chargera de dire pour en sauvegarder la mémoire, en saisir le sens et en appeler à la résistance populaire. Il sera ainsi un lieu où s’affirme une conscience historique et politique, la conscience d’une rupture qui s’est instaurée dans le temps et l’être
De plus, la situation décrite ci-dessus permet de comprendre pourquoi les deux jeunes artistes ont choisi le reggae et non la rumba nationale comme mode d’expression[8]. En effet, refus de l’ordre établi et espace de construction d’une mémoire sociopolitique de résistance à la domination et à l’oppression dont la scène primitive est celle de l’esclavage, le reggae est, dès ses origines, « associé à un mouvement pour le mieux-être et, surtout, l’être différemment. Il est enraciné dans un pays réel et les luttes qui s’y déroulent l’ont plus d’une fois mis en mouvement »[9]. De plus, les notions de rédemption, résistance et révolution sont au cœur du reggae qu’on peut encore définir comme un refus (de l’ordre oppressif établi) lié à une philosophie de l’espoir et de la paix[10]. Cela étant, on peut dire qu’en choisissant le reggae, les jeunes citadins Yira signifiaient clairement leur intention de faire de leur musique un lieu de dénonciation de la conditio inhumana qui avait établi son règne dans la cité de Butembo d’une part et, d’autre part, comme un espace de célébration de la mémoire des victimes de la barbarie. Il faut signaler que la situation décrite par Charles Musayi est devenue d’autant plus tragique et désespérante pour le peuple Yira que, quelques années après ces massacres, ce peuple verra ses Sages et véritables porte-paroles, à savoir Mgr Emmanuel Kataliko et Mgr Charles Mbogha, disparaître de façon inattendue. Face à toute cette détresse, il fallait trouver un moyen de maintenir la petite flamme de l’espoir
Pourquoi des poètes en temps de détresse?
Dans un texte qui commente et prolonge une parole du poète allemand Hölderlin, à savoir, « A quoi bon des poètes en temps de détresse? », le philosophe allemand Martin Heidegger écrit :
Les poètes sont ceux des mortels qui, chantant gravement le dieu du vin, ressentent la trace des dieux enfuis, restent sur cette trace, et tracent ainsi aux mortels, leurs frères, le chemin du revirement. […] Etre poète en temps de détresse, c’est alors : chantant, être attentif à la trace des dieux enfuis. Voilà pourquoi, au temps de la nuit du monde, le poète dit le sacré. Voilà pourquoi, dans la langue de Hölderlin, la nuit du monde est la nuit sacrée[11].
Il est surprenant de voir comment, mutatis mutandis, ces propos de Heidegger, commentateur de Hölderlin, nous rapprochent du sens ou de la signification historique de l’émergence et de l’adoption du reggae comme mode d’expression des jeunes citadins de Butembo plongés dans la « nuit-du-monde-congolais ». En effet, comme on le voit dans le passage cité ci-dessus, la « mission » du poète ou plutôt, l’appel lancé au poète est celui d’être témoin de son temps, lequel temps est ici celui d’une « misère sans nom », d’une « carence de repos », d’un « désarroi croissant »[12] dûs à l’effondrement des fondements métaphysiques ou des assises sur lesquelles la vie humaine avait réussi à se construire. Il s’agit d’un temps où « non seulement les dieux et le dieu se sont enfuis, mais la splendeur de la divinité s’est éteinte dans l’histoire », livrant les hommes à la détresse de la nuit du monde[13]. Dans ce monde désormais sans fondement, où les assises et les repères ont été ébranlés, la mission du poète est de rester « attentif à la trace des dieux enfuis » et, ce faisant, d’opposer, par son chant, le contre-virage, le re-virement porteur de salut, au virage qui a mené au désastre. Cela signifie que le poète est celui qui accepte, à ses risques et périls, d’être celui qui répond, là où il est, à l’appel de chanter la vérité du temps qui vient au travers de la mémoire des temps qui furent et dont il se veut le gardien. Il « est celui qui comprend, dans l’époque qui est la sienne et sur laquelle il porte un diagnostic qu’il est au fond le seul alors à porter […], que s’il veut répondre comme il le faut à l’appel qui lui est lancé […], il n’a d’autre choix que [de chanter], jusqu’au bout de ses forces, la vérité de cette époque dont il est le martyr, le témoin »[14].
Il importe de souligner le fait que la vérité que doit chanter le poète, en l’occurrence Hölderlin, se présente d’abord et avant tout sous le registre du deuil, le deuil des dieux qui se sont retirés loin du monde des humains, laissant ces derniers dans l’errance, le doute sur ce qu’ils sont, et la nécessité de se doter d’une nouvelle identité ou d’une nouvelle vision du monde.
Sans vouloir calquer le sens du reggae Yira sur la pensée heideggerienne, on peut tout de même reconnaître que la chanson Yira partage la dynamique suggérée par Martin Heidegger commentant Hölderlin. En effet, les chansons de Mayaya Santa et de Rachid Tsongo Kalonji sont, de prime abord, des chants de deuil, un deuil qui frappe le peuple dont ils se présentent comme des porte-paroles. En utilisant les mots d’Achille Mbembe, on peut dire que dans le reggae Yira, il est question d’un travail de mémoire qui est inséparable de la méditation sur la manière de transformer en présence intérieure la destruction physique de ceux qui ont été perdus, rendus à la poussière[15]. Et Mbembe ajoute : « En très grande partie, méditer sur cette absence et sur les voies de restaurer symboliquement ce qui a été détruit consiste, ici, à donner toute sa force subversive au thème de la sépulture. Mais la sépulture n’est pas tant la célébration de la mort que le renvoi à ce supplément de vie nécessaire au relèvement des morts, au sein d’une culture nouvelle qui se promet de ne jamais oublier les vaincus »[16], ces derniers devenant, au propre comme au figuré, le limon de la mémoire de résistance aux forces de la barbarie ambiante ; une mémoire qui n’a sens que comme partie intégrante d’un processus d’invention d’une nouvelle culture, celle de la vie. C’est en ce sens que Santa Mayaya et Rachid Kalondji ont composé des chansons à la mémoire des évêques Emmanuel Kataliko et Charles Mbogha.
Le reggae Yira et la mémoire des patriarches Emmanuel Kataliko et Charles Mbogha
Le décès inattendu de Mgr Emmanuel Kataliko a marqué l’imaginaire de toutes les couches sociales dans la région et a été vécu comme la matérialisation d’une volonté d’anéantir le peuple Yira en commençant par sa décapitation ou la mise à mort de celui qui était, pendant plus de trente ans, non seulement le symbole de son dynamisme et le lieu de ralliement de toutes ses couches sociales, mais aussi, dans les dernières années de sa vie, le symbole de la résistance non-violente à la barbarie des « envahisseurs ». Il était pour tous, catholiques et protestants, pauvres et riches, le « Musyakulu », le sage. C’est cela que rappelle Rachid Kalonji dans une chanson qui a pour titre « Hommage » et faisant partie de la cassette intitulée Pourquoi la Guerre ?
Marqué, lui aussi, par la mort de Monseigneur Kataliko, Santa Mayaya a composé une émouvante chanson d’hommage[17] dans laquelle il reprend les axes majeurs de sa spiritualité tout en s’interrogeant sur le sens de la destinée du peuple Yira. Mais Mgr Kataliko n’est pas la seule personne à pleurer. Dans une chanson intitulée « Echo Bakakola » (littéralement : Ce qu’ils font), Santa Mayaya rend hommage à Monseigneur Charles Mbogha, le deuxième évêque Yira qui succéda à Mgr Kataliko comme archevêque de Bukavu, ce dernier ayant lui-même succédé à Mgr Munzihirwa, un autre symbole de la résistance non violente.
Que se joue-t-il exactement dans ces trois chansons ou variations sur la mort de deux figures tutélaires? Que donnent-elles à savoir au-delà de l’émotion qu’elles donnent à vivre, surtout de par les multiples interrogations sans réponse qui les scandent, toutes se rapportant directement ou indirectement au destin du peuple Yira?
Deux choses me semblent devoir être soulignées. Il faut tout d’abord signaler le fait que la première chanson, construite sur le modèle des complaintes des pleureuses, s’enracine dans une croyance partagée dans le monde bantu : ici, on ne meurt pas gratuitement. Aucune mort n’est socialement admise et reconnue comme telle tant que la procédure d’explicitation de ses causes et d’identification de ses responsables n’est pas menée à son terme. Ainsi, les chansons de Rachid Kalonji et Mayaya Santa se donnent mission d’accomplir cette procédure dans le but d’intégrer définitivement les deux évêques-martyrs dans la mémoire des vivants en tant qu’Ancêtres ou Patriarches aux côtés de Yira Shango, le premier Yira à avoir traversé la Semuliki sur le dos d’un dragon (selon la fable) pour venir s’installer au Congo. Mais cette pratique ancienne requiert, dans le contexte politique et social congolais de l’opacité et de dissimulation, un sens nouveau qui semble être une exigence de vérité, de toute la vérité sur les souffrances infligées aux siens, condition sine qua non pour envisager le pardon et créer un futur nouveau. Ce qui frappe alors, c’est la subtilité avec laquelle la procédure d’explicitation des causes et d’identification des responsables s’opère. Utilisant une forme proverbiale qui rappelle une certaine sagesse populaire, Rachid Kalonji dit : « Celui qui te connaît, celui avec qui tu manges est celui-là même qui peut t’éliminer ». Et il ajoute aussitôt :
Nous étions avec vous, en paix /Avant hier, ils sont venus vous prendre et vous ont amené à Goma puis au Vatican/Grand Prêtre, où êtes-vous?/Six jours après, on est venu nous annoncer votre décès/ [18]
Par ces paroles, Kalonji a dit l’essentiel. Il suggère que ce sont les proches mêmes de Mgr Kataliko, ceux qui sont venus le tirer de son lieu de refuge, plutôt de relégation, et avec lesquels il est allé au Vatican, qui seraient responsables de sa mort. Et le lieu cité (Goma), considéré tant du point de vue du pouvoir politique que religieux de l’époque[19], n’est pas innocent. Dans sa chanson, Santa Mayaya ne fait pas autre chose au sujet de Mgr Charles Mbogha, successeur de Mgr Kataliko à l’archidiocèse de Bukavu, quand il s’interroge : « Qui ont tué Jésus?/ Ce sont les paralytiques qu’il avait guéris/ Qui ont tué Jésus?/ Ce sont les gens qu’il avait nourris. » Et il ajoute :
Des personnes sortent de prison/ Mais ils ne nous disent pas pourquoi elles ont été emprisonnées/Edwige est morte, pourquoi?/ Et les Nyolo […] pourquoi ont-ils été emprisonnés/Tous les jours, c’est ce que vous savez faire/Ceux qui ont tué Jésus, qu’on les recherche…/En tuant Mbogha, on a voulu nous exterminer./S’en prendre deux fois de suite au vôtre, mon Dieu/Quel malheur nous hante?/Pourquoi a-t-il subi cela?…/Que soient recherchés ceux qui ont tué Jésus…/
Dans la chanson de Mayaya, de loin plus complexe que celle de Kalonji malgré sa brièveté, deux causes sont superposées. D’une part la cause de Mgr Mbogha comparé à Jésus dont la mort a été réclamée par ceux-là mêmes dont il avait pris soin, de l’autre, la cause des autres victimes des « envahisseurs » que le chanteur prend le risque d’interpeller sans les nommer. Il s’agit ici d’une caractéristique du style de Mayaya qui, dans une autre chanson intitulée « Omwagha ni wachi (Pourquoi la provocation »), utilise une allégorie pour parler des envahisseurs :
Une chique commence la provocation/ Dans le pied/ Elle s’est introduite la nuit/Mais le soulier était éveillé/ Et la chique (etsiloko) était étonnée/ Le pou avait beau la déconseiller, non, elle ne prêtait point l’oreille/ Mais, diable, pourquoi la provocation?/ Quel jour nous trouverez-vous chez vous?/
Ce qui mérite d’être également souligné dans les deux chansons de Mayaya et Kalonji, c’est le fait que les personnes dont la mémoire est célébrée et qui sont présentées comme les « boucliers » du peuple Yira sont deux évêques et un religieux (le Père Masumbuko). Ce fait est important car il suggère la place du christianisme dans la représentation que les jeunes citadins de Butembo se font d’eux-mêmes. En effet, dans leurs chansons, on ne trouve guère de traces des grands chefs coutumiers qui, naturellement, devraient être tenus comme les gardiens des valeurs et de la terre des ancêtres. Mais on sait ce qu’est devenu le pouvoir coutumier par les temps qui courent ! Les héros, les piliers sur lesquels il faut refonder le peuple Yira –le moment du deuil est en effet un moment de refondation en mémoire du disparu– ce sont les deux évêques en transition vers le statut d’ancêtres. On ne trouve pas non plus de traces des représentants de l’État congolais. Ceci ne signifie pas que les jeunes rastamen sont dépourvus d’une conscience nationale. Loin de là. En effet, dans d’autres chansons, les deux chanteurs appellent les Congolais de tous les horizons à s’unir, à tourner le dos aux conflits ethniques et aux seigneurs de guerre pour embrasser la paix, seule voie vers le développement et la reconstruction du Congo. On peut aussi signaler le fait que si Mbusa Nyamwisi est célébré dans une chanson de Mayaya qui ne le ménage pas dans d’autres plus métaphoriques comme la chanson« Embangale » (le bouc), où il est comparé à un bouc qui scelle une alliance avec le « soro » (le léopard, représentant le président Museveni) qui va exterminer le troupeau sur lequel il devrait veiller, si donc Mbusa Nyamwisi est célébré, c’est pour avoir été le premier à mettre fin à sa rébellion en signant la paix avec Kinshasa. Autrement dit, pour avoir remis les zones de Beni-Lubero sur lesquelles il régnait en Maître dans le giron national. Il y a ici une sorte de paradoxe : c’est que tout en manifestant une certaine méfiance à l’égard des institutions nationales qui ont perdu toute légitimité en se détournant de leur raison d’être, les jeunes rastamen continuent à croire en l’État Congolais, sans doute celui de leur rêve, au nom duquel ils en appellent à la résistance.
Cependant, il convient de noter que si le christianisme est devenu un repère important dans la vie des citadins de Butembo, ce dernier n’est pas arrivé à disloquer les logiques « anciennes » ou les systèmes de repérage de l’économie symbolique locale. Quand il s’agit de donner sens au vécu du peuple à travers un récit, quand il est question de faire face aux situations cruciales, les configurations culturelles « anciennes » sont réactivées, réemployées, en même temps que les éléments de la logique nouvelle (chrétienne). C’est bien le cas de la recherche du responsable de la mort alors même que la personne dont on fait mémoire représente la logique chrétienne. Il faut souligner que les deux rastamen, surtout Mayaya, semblent mener une réflexion sur la duplicité ou l’opacité intrinsèque de l’être humain qui, tout en partageant votre repas ou en profitant de votre hospitalité, peut être en train de préparer votre mise à mort. Un signe que la sincérité dans les relations humaines est devenue problématique, et la foi en l’autre, un mirage. En témoigne un beau passage de la chanson de Mayaya intitulée « Washatula wahi » (Que raconteras-tu?) qu’il ne faudrait pas lire au premier degré :
Qui est celui qui a amené la mort?/Quel péché, mon Dieu, Adam et Eve ont-ils commis?[…]/Qui est celui qui a modelé le cœur?/Comment est-il possible que celui avec qui tu manges te cache la vérité ?/ Tu ne sais pas ce qui est/Tu ne sais jamais qui est l’autre/ Regarde qui est l’autre/Tu ne sais pas qui il est/ Celui qui a créé le cœur, mon Dieu, Qui est-ce ?/Pourquoi celui avec qui tu manges ne te dit pas la vérité ?/Quelle tristesse !
Terminons ce point en soulignant l’invocation de Yira Shango dans la chanson de Mayaya Santa en hommage à Mgr Kataliko. Il nous semble qu’il s’agit là d’une manière de reprendre toute l’histoire du peuple Yira afin d’en tirer l’énergie nécessaire à la résistance à la barbarie d’une part et, d’autre part, à l’invention d’un avenir meilleur. On pourrait, à partir d’ici, faire l’hypothèse qu’il il y a un projet directeur dans l’œuvre musicale de Mayaya : il s’agit de contribuer à la création d’une nouvelle culture de la vie, de la paix pour un futur meilleur. L’effervescence culturelle qui se vit à Butembo à travers la chanson est analysable dans ce sens. Je pense particulièrement à la chanson « Olufungura lwaherire » (La clé est perdue »). Quelle clé, sinon celle de la porte vers le futur ou du sens de la vie. Malgré la possible course au gain, il me semble que les jeunes qui ont vécu le pire avec les massacres de Kikyo sont, à travers l’art, à la recherche des valeurs fondatrices. De là le désir de reprendre leur tradition culturelle.
Le reggae yira : un hommage aux morts sans sépulture
Comme on le sait, l’enterrement de ses morts est un moment important de la vie d’une communauté historique. De là les cérémonies qui entourent les funérailles d’une culture à une autre et les recherches des restes humains (qui durent parfois des décennies) pour leur assurer un enterrement digne, c’est-à-dire à la hauteur de ce que les mœurs et les coutumes du terroir considèrent comme humainement acceptable. De là aussi le soin accordé aux cimetières centenaires dans les villes de ces pays que nous considérons souvent comme rongés par le matérialisme. Ce qui étonne lorsqu’on se rend compte que chez nous les autorités, qui n’ont jamais pensé à prévoir des espaces verts dans la cité, ne tardent pas à autoriser la vente des cimetières à peine vieux de 20 ou 30 ans. Un signe qui, à mon humble avis, témoigne de la crise des valeurs qui nous ronge et dont les rastamen cherchent à nous guérir en nous rappelant certaines valeurs cardinales : il y a des choses, des espaces qui, comme le Mahero, ne se vendent pas, quoi qu’il arrive !
C’est en ayant présent à l’esprit l’importance de la sépulture qu’on peut comprendre certaines chansons de Mayaya Santa et Rachid Kalonji qui énumèrent les noms des victimes de la violence absurde, insistant sur la mémoire de celles qui furent jetées, comme des bêtes sauvages, dans des fosses communes à Kikyo et dans d’autres coins de la cité. S’il est vrai que les autorités administratives et militaires avaient interdit tout discours public à propos de ce qui avait eu lieu et qu’ils interdirent l’organisation d’une quelconque cérémonie publique en leur mémoire, on conviendra que les gestes de Mayaya Santa et Kalondji Zezeze sont pleins de sens. En effet, les interdits des autorités invitaient à faire comme si rien ne s’était passé dans la cité, comme si les gens massacrés ou enterrés vivants n’avaient jamais existé et surtout, n’étaient pas des êtres humains. Cela consistait aussi à frapper de déni la souffrance des survivants, à la vider de toute signification humaine.
Un dernier fait est à souligner pour percevoir le sens du geste des jeunes rastamen qui, malgré les interdictions, ont envahi l’espace public avec des chansons axées sur le quotidien traumatique, invitant les gens à ne pas oublier les noms des disparus. Quelques années après le massacre de Kikyo, le terrain où se trouvent les fosses communes a été acheté par une Église protestante qui a rasé les fosses pour y construire un centre d’accueil (Hôtel). Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette Église chrétienne qui est pourtant fondée sur le principe du « faire mémoire » n’a rien érigé à la mémoire des victimes y enfouies sans le moindre égard à leur humanité. On pourrait dire qu’elle a cautionné non seulement le principe de la négation de l’humanité de ceux qui y furent ensevelis de manière inhumaine mais aussi la volonté d’effacer ces morts de la mémoire des hommes en les renvoyant au chaos.
Par rapport à tous ces faits troublants, ressortissant à une politique de dissimulation, le reggae Yira se donne à lire comme une proclamation publique de l’humanité de ceux qui furent massacrés comme des bêtes de somme et comme une résistance culturelle à l’empire de l’inhumain, de la barbarie. Faute d’un espace dédié à leur mémoire, espace qui serait en même temps le lieu de célébration de l’humanité commune (des morts, des vivants et des assassins éventuellement repentis) et de pansement des blessures des survivants, chose sans laquelle il est impossible de regarder vers le futur, d’imaginer un avenir autre, ces chansons, écoutées dans l’intimité familiale ou en public, sont bien l’affirmation têtue que, quelque chose a bien eu lieu, qui ne mérite pas d’être oublié, rejeté dans l’oubli ou l’inconscient de la société. En bref, ces chansons sont le résultat d’une méditation sur la manière de transformer en présence intérieure la destruction physique de ceux qui ont été perdus, rendus à la poussière et dont on veut nier le fait d’avoir été, d’avoir vécu. Et « méditer sur cette absence et sur les voies de restaurer symboliquement ce qui a été détruit consiste, ici, à donner toute sa force subversive au thème de la sépulture » qui « n’est pas tant la célébration de la mort que le renvoi à ce supplément de vie nécessaire au relèvement des morts, au sein d’une culture qui se promet de ne jamais oublier les vaincus » (Mbembe). Leur souvenir, pour utiliser une expression du philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga, doit désormais faire partie intégrante de la « mémoire vigilante » du peuple ou mieux de la cité, « montrant ce qu’à tout prix on doit désormais éviter, ce dont on doit empêcher la répétition »[20]. Autrement dit, le souvenir douloureux devient la condition d’un autre regard sur le réel et sur soi, d’une distanciation qui permet la création, qui inspire l’audace de refaire toutes règles du jeu social sur une base radicalement nouvelle, celle justement de la reconnaissance de la dignité de l’autre jusque dans sa mort. C’est sans doute en ce sens que Rachid Kalonji peut s’arrêter, au milieu de sa litanie de martyrs, pour interpeller ses congénères : « Nos enfants de Kalemire ont été massacrés à Kikyo/ Ne les oublions pas/ Ils se sont creusé des tombes/ Certains étaient enterrés vivants/ Ne l’oublions pas ». Ces événements tragiques poussent les deux rastamen à une relecture de la tradition pour attirer l’attention sur les grandes vertus qui ont fait la grandeur des Ancêtres. Autrement dit, ils procèdent à une reprise de la tradition qui apparaît dès lors dans sa fonction de « modèle d’identification critique » et de « modèle utopique »[21].
Dans la perspective d’une refondation de l’État congolais, laquelle implique une réconciliation des communautés avec leurs histoires aussi tragiques soient-elles, le reggae Yira est un signe d’espoir. En effet, un problème réel auquel est confronté l’État congolais aujourd’hui, c’est de trouver une manière d’intégrer dans son espace domestique les nombreux morts et souffrances endurées par les Congolais pour les exorciser au lieu de les refouler. Leur refoulement symbolise le refus de l’État de s’assumer pour se lancer, réconcilié avec lui-même, vers un avenir meilleur pour tous. En choisissant de ne procéder que par refoulement de ce que le passé (lointain ou récent) a stocké ou mis en mémoire, en niant que ceux qui sont morts ou ceux qui ont été enterrés vivants ici ou là aient jamais vécu, en procédant par exclusion de ces morts jamais oubliés par les leurs, l’État les extrait « de la quotidienneté historique et leur confère, [paradoxalement], à son insu, une fonction messianique ou, en tout cas, un rôle de révélateur critique ».[22]
Le défi que l’État doit relever en commençant par l’entité politique qu’est la ville de Butembo, c’est d’articuler ce passé traumatique qui hante nos mémoires « en une histoire de souffrance publique qui soit, non pas un objet d’enseignement “scolaire”, mais une partie constitutive de notre être, de notre “moi réflexif”, conditionnant et façonnant notre compréhension et de nous-mêmes et du monde »[23]et notre manière d’inventer une culture de la vie. Faire comme si toutes ces personnes enterrées vivantes, toutes les personnes portant dans leur chair et leur esprit les douleurs des viols, des assassinats devenus monnaie courante n’ont jamais vécu, c’est accepter que notre Congo continue à être l’empire macabre des ombres vivantes.
Kasereka Kavwahirehi
©Beni-Lubero Online
[1] Célestin Monga, Anthropologie de la colère. Société civile et démocratie en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 8.
[2] Ce texte est une version d’une contribution plus abondante intitulée : « Pourquoi des poètes en temps de détresse? Le reggae yira de Butembo comme forme de résistance ». A paraître très prochainement aux éditions l’Harmattan, dans un ouvrage collectif sur la chanson urbaine dirigé par Bogumil Jewsiewicki.
[3] Célestin Monga, Anthropologie de la colère, p. 80
[4] Charles Musayi, « Bilan du Massacre d’Avril 1998 au Camp de Kikyo-Butembo », dans Benilubero Online. https://benilubero.com . Le 7 août 2009.
[5] Giorgio Agamben, Moyens sans fins. Notes sur la politique, Paris, Payot& Rivages poche, 2002, p. 47.
[6] Ibidem, p. 51.
[7] Voir aussi Achille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques 2006-1 (no 21), pp. 29-60.
[8] Cette problématique est plus élaborée dans la contribution à paraître.
[9] Denis Constant, Aux sources du Reggae. Musique, société et politique en Jamaïque, Paris, Parenthèses, 1982, p. 21.
[10] Cette philosophie de l’espoir et de la paix est aussi celle qui anime Santa Mayaya avec qui j’ai eu un entretien en juillet 2010. Sa référence première était bel et bien Bob Marley et non Alpha Blondy.
[11] Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 327.
[12] Idem, p. 325,
[13] Ibidem, p. 324.
[14] Bernard Sichère, « A quoi bon des poètes en temps de détresse? », Études, 9, Tome 409 (2008), p. 222.
[15] Achille Mbembe, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale », Esprit, n° 330, décembre 2006, p. 127
[16] Ibidem.
[17] On peut la trouver sur You tube.
[18] Les traductions des extraits des chansons sont de moi. J’ai essayé d’être fidèle à l’original.
[19] Goma est le siège du RCD qui était pro-Rwanda et le siège épiscopal de Mgr Ngabu soupçonnées par les gens ordinaires d’accointance avec le Rwanda.
[20] Fabien Eboussi Boulaga, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence africaine, 1997, p. 153. Il faut ici noter le fait que le quartier de la ville de Butembo qui a le plus été touché par les massacres est devenu le symbole même de la résistance à toute injustice. Ne croyant plus aux agents dits de l’ordre, à tous ceux qui sont sensés assurer leur sécurité, les habitants se sont organisés en groupe d’autodéfense non-violente.
[21] Fabien Eboussi Boulaga, La Crise du muntu, Paris, Présence Africaine, 1977, p. 152.
[22] Achille Mbembe, « Pouvoirs des morts et langage des vivants. Les errances de la mémoire nationaliste au Cameroun », in Politique africaine, n° 22 (1986), p.72.
[23] Fabien Eboussi Boulaga, Les Conférences nationales en Afrique noires, une affaire à suivre, Paris, Karthala, 1993, p. 23.





