





Au sortir de la guerre civile dite de Simba-Mulele-Maï ayant ravagé l’est du Congo entre 1964 et 1965, de nombreuses familles Yira vivant dans la région de Beni-Lubero bénéficiaient d’aides humanitaires offertes par des organismes internationaux. Ce fut à cette période que nos parents nous habituèrent à consommer du porridge, une bouillie importée des Etats-Unis, faite à base des céréales et connue en Kinande sous le nom de « poritsa ».
L’actualité internationale de l’époque était dominée par la guerre du Vietnam. D’ailleurs, des vêtements usagés distribués gracieusement aux populations par le biais des confessions religieuses furent surnommés des « Vietnam ». Prié de nous dire pourquoi, à son avis, le nom Vietnam est arrivé à être associé à des vêtements usagés, un vietnamien qui résidait en Europe dans les années 1960 nous apprendra que des volontaires oeuvrant dans des associations caritatives passaient dans les rues en criant : « Aidez le Vietnam! Aidez le Vietnam! » Répondant massivement à l’appel, des Européens de bonne volonté apportèrent de la friperie qui était ensuite conditionnée et envoyée vers ce pays. L’aide devint importante à tel point qu’une partie fut acheminée en République démocratique du Congo qui était aussi en guerre. D’où l’adoption dans le Kivu du mot « vietnam » ou son diminutif « vieti » pour désigner la friperie, jusqu’à nos jours.
Les gens traversaient une période de grandes précarités mais se contentaient de très peu de choses. Chaque foyer y allait de son imagination pour se nourrir à peu de frais. A l’époque, le sel était parmi les denrées rares. Nos parents allaient travailler à la plantation en tant qu’ouvriers saisonniers. Ils étaient payés à la tache dite « Kikatàlà » et leur paye, en nature, se résumait à deux verres remplis de sel pour une journée de travail. Quelques recettes culinaires devinrent à la mode dans les foyers démunis. Le temps nous manquerait si nous nous mettions à les décrire ici. Il y en avait des recettes faciles à faire et d’autres qui demandaient un peu plus de dextérité.
Nyavitsenge et son hospitalité légendaire
Voyons ce que notre mamie savait concocter à ses « étrangers » – façon locale de dire « visiteurs ». Nous étions très jeunes. Paradoxalement, à chaque fois que nous allions frapper à sa porte, grand-mère Nyavitsenge nous accueillait avec tous les honneurs dévolus aux visiteurs, « avagheni ». Pourtant, nous n’avions pas à nous arroger ce statut d’autant plus que nous venions mains bredouilles alors que de vrais « étrangers » se présentaient, – comme voulait la coutume Yira (« erivalama« , en Kinande), – avec quelque chose destinée à leur hôte, un panier rempli des produits de saison, par exemple.
Une fois arrivés chez Nyavitsenge, nous nous sentions comme chez nous. Nous avions le sentiment d’avoir retrouvé notre liberté. En tant que petits-fils, nous pouvions nous permettre de taquiner la mamie jusqu’à l’appeler « fiancée »! Notre fiancée bien qu’avancée en âge avait encore de quoi attirer des prétendants que nous fûmes parce qu’elle était une bonne cuisinière et savait toucher nos petits coeurs en nous parlant gentiment. Oui, pour nous, elle avait du potentiel! Sa bienveillance tranchait de l’image de « méchants » que nous renvoyaient nos parents pour le mal qu’ils nous faisaient subir. Des parents qui donnaient l’impression d’épier nos faits et gestes, contrairement à « Mukaka » – la grand-mère – , qui nous réservait un traitement différent. Nos parents ne s’adressaient à nous que lorsqu’ils devaient nous faire des reproches ou nous intimer des ordres et jamais pour nous complimenter quand il le fallait. Cette attitude était vraiment à l’opposé de celle qu’affichait Nyavitsenge à notre égard, elle, qui n’arrêtait pas de nous dorloter, de nous féliciter, de rigoler avec nous. Elle parvenait ainsi à combler nos besoins qui étaient plutôt d’ordre affectifs que matériels.
Originaire de Kivetya, un pays connu pour sa production des bananes, la mamie avait derrière elle de longues années d’expériences dans l’art de cuisiner les plats régionaux. On se serait cru en face d’une dame ayant été formée dans un Centre du genre « Cuisinons Vite et Bien », tellement Nyavitsenge était un cordon bleu! Par exemple, pour réaliser ses fameuses pâtes de « Kafulu », elle savait transformer en farine les bananes plantains! Nyavitsenge savait diversifier ses recettes pour avoir vécu durant sa jeunesse avec des « gens évolués » dans les mines d’or de Mununze, de Bela-Biakato, de Mongbwalu, Kilo-Moto…
Nyavitsenge et ses encombrants visiteurs
Mais pour ne rien arranger à la pauvre dame, nous nous rendions chez elle toujours en groupe. Nous envahissions sa petite case en pisé couverte de vétivers et meublée de modestes escabeaux fabriqués avec du cordia millenii, ce bois tendre et leger connu ici sous son nom vernaculaire de Mulingati. Au lieu de nous tenir poliment et d’attendre dignement le repas qu’elle nous posait à même le sol faute de table à manger, il nous arrivait de nous disputer l’unique chaise longue « Kapiri » qu’elle hérita de son défunt mari. Quelles bonnes manières! Il y avait le bouillant Kyapura qui faisait partie de notre club. Venait ensuite le costaud Ngunza qui s’imposait par sa taille. Et enfin, Ildephonse, le meilleur d’entre nous, que Nyavitsenge appelait affectueusement Difonze.
Quant à moi, j’étais là, petit dernier et le plus oublié de tous, me faisant bousculer par ces aînés encombrants qui n’arrêtaient pas de me commander. Ils m’envoyaient par-ci, par-là, m’obligeant de leur rendre de taches ingrates pendant qu’ils attendaient qu’on nous serve à manger. Qu’importe! L’essentiel pour moi était d’atteindre l’objectif que je m’étais fixé, celui de faire partie des convives. J’avais le sentiment que mes camarades cherchaient à m’isoler ou à me faire craquer. Je m’accrochais contre vents et marées en vue de profiter, moi aussi, de l’hospitalité et de la générosité de notre grand-mère…
Nyavitsenge et ses plats délicieux
Or, la pauvre n’avait souvent rien à offrir. Cependant, comme elle faisait preuve de créativité, la voilà au four et au moulin entrain de nous « bricoler » un plat rapide tel que du « fufu aux ndàkalà« ! Les « ndàkalà » n’avaient rien à voir avec les Ndagala, ces fretins très prisés qui nous arrivaient de je ne sais plus d’où… Dans sa recette aux « ndàkalà », Nyavitsenge servait une sauce qui n’en était pas une, car il s’agissait tout simplement de l’eau portée à ébullition dans laquelle on écrasait une espèce d’aubergines sauvages et amères qu’on allait cueillir juste à l’arrière de la maison. On salait ensuite et on obtenait ainsi une « sauce » qui n’était en réalité que de l’eau bouillie aromatisée…
Mais Nyavitsenge savait faire mieux les autres jours. Ses recettes très savoureuses des « Kisavu« , par exemple. Le « Kisavu » appelé abusivement « Kisabuni » était de la graisse séchée que l’on prélevait des entrailles d’animaux. Il s’agissait d’amas de graisse en forme de filet de pêche ou de treillis se situant autour des abats. Les recettes à base du Kisavu étaient un régal, un vrai délice ; on en mangerait ses doigts. Le gras en question se gardait toujours au « séchoir », sur l’étalage de la cuisine aux côtés des stères de bois de chauffe. Notre mamie utilisait cet ingrédient comme feraient aujourd’hui du Cube Maggi les femmes modernes. Le goût des aliments en était relevé et l’appétit était au rendez-vous. La bonne odeur nous montait au nez et nous nous regardions en toute complicité.
Pour meubler le temps, un ami, bon causeur, profitait de l’occasion pour nous rabattre les oreilles avec ses anecdotes à « deux balles » maintes fois racontées. Par exemple, l’histoire de ce village Yira dont les habitants mangeraient du fufu sans avoir à recourir à une quelconque sauce, étant donné que dans ce village, toujours selon les dires de cet ami, les convives se contenteraient d’accompagner leur motte de fufu en humant tout simplement le fumet de la viande en pleine cuisson s’échappant de la cuisine de leur voisin… Et pendant qu’il nous faisait part de cette histoire rigolote, un insecte se jeta dans sa bouche et il l’avala par inadvertance. Nous étions jaloux de lui car, selon la superstition locale, le fait qu’il ait pu avaler un insecte présageait qu’il mangerait bientôt de la viande, un aliment qui n’était pas à la portée de toutes les bourses à cette époque. Le temps de rigoler, Nyavitsenge était en face de nous. Et le repas au Kisavu nous fut présenté. Inutile de dire que nous nous mettions à le dévorer goulûment.
Du « Lukondi » au menu – gare au gaz « à retardement »!
L’huile de palme était une denrée rare. Nyavitsenge en gardait toujours une petite quantité coagulée dans son « kafio », ce récipient métallique de 5 litres qu’elle chauffait au feu pour liquéfier l’huile. Les fourmis raffolaient de ce précieux liquide et finissaient souvent dans la casserole. Avec l’huile de palme, mamie nous faisait du « fufu à la kitusi », qui se résumait à du fufu accompagné d’une sauce huilée faite à base d’un mélange des haricots avec leur jus saumâtre. Si l’on en croit son nom, cette recette serait d’origine rwandaise, à moins que « kitusi » ne vienne du swahili « matusi », c’est-à-dire « injures ». Quoi qu’il en soit, faire revenir dans de l’huile le jus des haricots et y rajouter des haricots serait effectivement assimilé à une injure au Muyira qui s’accommodait bien du « lukondi »!
A propos du « lukondi« , parlons-en. Nyavitsenge savait faire le choix du bon « lukondi ». Elle faisait bouillir des haricots. Elle attendait que la première quantité d’eau finisse de s’evaporer de la casserole avant d’en rajouter. C’est lors de cette deuxième phase d’ébullition que mamie prélevait une partie de ce liquide qu’elle nous servait tel quel avec du kafulu. Elle n’avait plus qu’à assaisonner et à saisir chaud. Y saupoudrer un peu de piment « vusewé » ne ferait pas de mal. Mais ce plat typiquement Yira avait son revers de médaille car il suffisait de quelques heures, – ce n’est un secret pour personne, – pour que les convives aient dans leurs ventres du gaz à revendre… Du vrai gaz « à retardement »! Dans les années 1970, à Beni-Lubero les jeunes inventèrent un vocabulaire pour désigner ce phénomène. Ainsi, le verbe « foucher » tiré du swahili « mfuzi » ou « kifusi » (pet) fit son apparition dans le jargon local et « foucheur », son dérivé, désigna logiquement celui qui se mettait à péter en public. Dommage que ces mots n’aient pu être retenus jusqu’à ce jour par l’Académie française!
Des années plus tard, une dame originaire de l’Ouest du Pays nous apprendra que ce gaz désagréable provenait d’enzymes contenus dans les haricots. Elle nous apprendra que ces enzymes se libéraient sous forme de mousse lorsque les haricots mijotaient au feu. C’est ainsi qu’en enlevant cette mousse au fur et à mesure qu’elle se formait dès les premières minutes de la cuisson, les haricots ne provoquaient plus ce ballottement de ventre. Et l’expérience s’avéra concluante! Rassurez-vous tout de même : la recette préférée de Mukaka n’était ni ce « fufu au lukondi relevé aux Vusewé », ni ce « fufu à la kitusi » et encore moins ce « fufu aux ndàkalà », mais plutôt de la fameuse…
« Sauce des feuilles de manioc au ‘Mutokotyo’«
En fait, la recette au Mutokotyo était tout d’abord une sauce à base des feuilles de manioc cuisinées avec de l’huile de palme. Jusque-là, une recette classique. Nyavitsenge conservait l’eau avec laquelle elle lavait ses poissons salés. (Mamie ramenait du marché des poissons salés connus localement sous les noms de Kikwara, Kabia, Makayabo). Elle enlevait d’abord les écailles du poisson. Elle trempait ensuite ce poisson dans un bassin d’eau et le nettoyait bien. Ensuite, le poisson était découpé en petits morceaux égaux. Elle retrempait ces morceaux dans de l’eau propre et laissait macérer pendant quelques heures. Cette eau conservait l’odeur forte du poisson. C’était ça le Mutokotyo de Nyavitsenge! Elle s’en servait comme d’un condiment en période de vache maigre, en la versant dans la sauce frémissante de feuilles de manioc. Elle laissait mijoter pendant une bonne vingtaine de minutes. Et voilà du sombé métamorphosé. Il ne restait qu’à assaisonner légèrement et à saupoudrer d’un peu de piment, et le tour était joué. Une telle sauce accompagnait généralement un plat de riz ou mieux encore un bon fufu élastique, « Kitaviro », servi chaud.
La surprise attendait les non-initiés lorsqu’on nous servait du Mutokotyo. On les voyait tremper leur motte au fin fond de la casserole. Guidés par leur flair, ils glissaient leurs doigts au fond de la gamelle. Ils revenaient à la charge à maintes reprises, fouillant davantage, et persuadés qu’ils arriveraient à remonter à la surface au moins un morceau de poisson qui leur semblait bien faire partie des ingrédients. Eh bien, le tilapia de mamie savait bien se noyer dans la sauce! On finissait le bol, et il n’y avait pas de poisson à l’intérieur. Oui, chez Nyavitsenge on pouvait manger du poisson invisible, le Mutokotyo!
Notre grand-mère comblait nos besoins avec ses plats simples, avec sa bienveillance et avec son sourire. Jamais on ne parlera en mal d’elle, bien au contraire! Et Ngunza serait capable de donner un uppercut à quiconque aurait le toupet de critiquer les recettes de Mukaka. Parler en mal du Lukondi ou du Mutokotyo? – Jamais de la vie! Un proverbe africain dit : « Attends d’avoir traversé la rivière pour dire au crocodile qu’il a une bosse sur le nez ».
A Beni-Lubero, on est loin d’avoir traversé cette rivière. Moralité? Il serait prématuré de cracher dans la soupe… de grand-mère Nyavitsenge.
Kasereka Katchelewa
Aisy sur Armançon, France
©Benilubero Online





