





3. L‘occupation effective de la région des Baswagha (1922-1927)
Après la première guerre mondiale, les cadres européens se renforcèrent dans tout le Congo; tout le territoire se trouva sous l’obédience coloniale, hormis les populations montagnardes de l"Est. Depuis la fin du XIX* siècle, une partie des Bashu étaient soumis; mais les Bamate, les Bapere et les Baswaga n’avaient pas encore été atteints neuf ans après la fondation du poste d’Etat de Luofu.

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En février 1922, une colonne commandée par les lieutenants Brasseur et Absil traversa toute la région de montagnes, depuis Luofu jusqu’à Beni: Le Lieutenant Absil conduisait à Irumu un détachement de 125 hommes; le lieutenant Brasseur l’accompagnait avec 25 soldats, pour reprendre le territoire de la Luholu.
Cette colonne suivit la route Lubango-Luviro- Haut Bukenye- Mukyambuli (à l’ouest du Mont Lumbya)-Ngeleza. Elle fut attaquée un peu partout: Près de Lubango, le guide fut blessé de deux coups de lance; dans le camp établi sur la Munobo, un porteur fut tué, malgré une garde de trente hommes. [Plus tard, lorsqu’on entreprit d’identifier les auteurs de cette attaque, les gens de Luongo accusèrent ceux du Bukenye, tandis que ceux-ci en rendaient responsables leurs voisins de Luongo. Trente ans plus tard, nous avons appris que les gens du Bukenye et du Luongo, ennemis jurés, s’étaient mis d’accord pour attaquer le camp durant cette fameuse nuit de février 1922.]
Un autre porteur fut tué à l’arrière-garde, dans le Haut Bukenye; et le camp fut de nouveau attaqué chez Mukyambuli, dans le Ngulo, mais sans conséquence. Le lieutenant Brasseur rentra à Luofu en passant par les régions du Lac Edouard.
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Ces attaques fournirent aux Européens l’occasion d’occuper militairement le territoire des Baswagha en 1922. [L’autorité coloniale était très sévère vis-à-vis de ses troupes, et avait interdit l’emploi des armes: les soldats n’avaient jamais l’autorisation d’attaquer, mais bien de se défendre. Plus tard, un des premiers occupants européens de la région a reconnu qu’alors un de ses plus grands soucis avait été de calmer ses soldats lorsqu’un d’eux avait été blessé ou tué. N’oublions pas que ces soldats étaient tous sans exception, des étrangers; et ils ne se sentaient nullement à l’aise dans ce pays de montagnes.]
Le poste d’Etat de Lubango fut fondé en juin 1922. Mais la région n’en fut pas pacifiée pour autant; au contraire: lorsque la colonne arriva dans le Hutwe, en avril, pour préparer cette fondation, le premier soldat de cette colonne fut tué; toutes les reconnaissances envoyées dans le Hutwe, le Luongo, le Haut Bukenye et le Ngulo, furent attaqués; en l’espace de quelques mois, sept soldats furent tués ou blessés, et plusieurs porteurs subirent le même sort, soit dans le Hutwe, soit dans la région du Lac, soit dans le Luongo.
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L’Administrateur territorial Ransbotyn, de Beni, opéra deux reconnaissances de juin à août 1922. Il fut attaqué chez les Bashu et dans le Ngulo, et son arrière-garde fut attaquée dans le Ngulo, au passage de la Mususa.
Sur ces entrefaits, tout un bataillon de soldats arriva à Lubango; c’était le premier bataillon mixte. Il était à la recherche d’un emplacement favorable. [Dès le début de 1922, lorsque les occupants étaient à la recherche de cet emplacement pour fonder le poste d’Etat de Lubango, plusieurs forgerons Bamate, se sentant menacés, se réfugièrent dans le Luongo et le Haut Bukenye. Lorsque tout un bataillon de soldats s’établit dans la région de Lubango, l’émigration en terre Swagha s’accentua encore. Pour les forgerons et les gens aisés, c’était l’unique solution possible car en restant sur place, ils risquaient de perdre et leurs femmes et leurs biens. La plupart rentrèrent chez eux quelques années plus tard; quelques-uns demeurèrent dans le Luongo, le Haut Bukenye et même le Ngulo. Et c’est ainsi que le malheur de ces forgerons fur bénéfique à la région Swagha où les forgerons était rares avant l’arrivée des forgerons Bamate.]
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Durant tout le mois de décembre, il poussa des reconnaissances dans les chefferies Baswagha, et même chez les Bashu. Fin décembre, il s’installa dans la vallée de la Luviro, à proximité de Lubero. Il ne fut attaqué que deux fois ; dans le Haut Bukenye, il y eut un blessé, et un autre dans le Luongo.
Malgré ce déploiement de force, l’occupation ne fit guère de progrès. Les seuls résultats tangibles obtenus en 1922 furent:
1*. Dans le Ngulo: La soumission du Musoki Mbasha, qui se disait fils de Sebe; mais Mbasha disparut bientôt, après avoir trompé le major Liégeois, commandant du premier bataillon mixte, en égarant deux courriers, qui furent retrouvés par le lieutenant Absil.
2*. Dans le Buyora: Les Avasoki Selemani, Ngeleza, Panza et Kisenge firent officiellement leur soumission en 1922, mais ils sympathisaient déjà depuis longtemps avec l’occupant; c’est grâce à eux qu’à partir de novembre 1922 on put établir une route de caravane qui traversait tout le Buyora, et qui allait de Patanguli, centre d’occupation en terre Bashu, vers Lubango.
3*. Dans le Bas-Bukenye: la soumission de May. Ainsi que nous l’avons noté plus haut, May était un homme violent et sanguinaire, et la vie humaine n’avait aucune valeur à ses yeux; en outre, il s’adonnait à la boisson. Aimant la violence et le pillage, il s’était entouré d’une garde de gens prêts à tout. Il habitait sur la colline Birwa, plus ou moins fortifiée, près de Kivuli. Escorté de ses Avasombi, il faisait des incursions son seulement dans sa propre chefferie, mais également chez ses voisins, de sorte qu’il était devenu la terreur de tout le monde. En vrai despote, il avait même banni ses trois frères, qui se réfugièrent dans le Bulengya.
May avait juré de tuer le premier Européen qu’il rencontrerait. Prévenu de ses intentions, le major Liégeois prit des dispositions en conséquence; et lorsque May le vit monter vers Birwa, le tyran fut le premier chef muswagha à collaborer avec les étrangers; plus tard, il se montra même vraiment servile à leur égard. Cette soumission, évidemment, n’était pas faite pour encourager les autres chefs à se présenter aux européens. Cependant, vers la même époque, un autre chef offrit également sa soumission, à savoir Mungurumba; il y vit l’occasion de reprendre en main la direction de sa chefferie, direction qui lui revenait de droit; mais depuis des années, cette chefferie se trouvait sous la domination d’un étranger, Makiro, son beau-frère, puisque celui-ci avait épousé une fille de Kayambi, père de Mungurumba.
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1923: En février 1923, le bataillon d’occupation quitta la plaine de la Luviro pour se rendre à Lubango; de là, il gagna Luofu et alla s’installer à Pinga, dans le Masisi. Au mois d’août, le poste d’Etat de Lubango fut supprimé, et l’administration territoriale retourna à Luofu. Entre-temps, les occupants se mirent à la recherche d’un autre emplacement: ils choisiront provisoirement Matwa, près de Lutunguru, dans le Luenge, où il y eut même un début de poste d’Etat.
Mais un fait d’importance capitale venait d’avoir lieu, en janvier 1923 : Le ngabwe Tsongo de Luongo, se faisant passer pour le Mwami Kihindi, fit sa soumission. Pendant quatre ans, il sera considéré comme le chef du Luongo. Cet homme a fait, pour l’entente entre autochtones et européens, plus que tout un régiment de soldats. Il avait confiance dans les Blancs: en juillet 1923, il avait blessé grièvement deux soldats qui transportaient un courrier et qui avaient commis des exactions; il les désarma, et les conduisit à Mutaka, Patanguli, en hamac; il rapportait en même temps courrier, armes et munitions. Au lieu d’être châtié, comme d’aucuns le craignaient, il reçut les félicitations du lieutenant Absil, commandant le poste d’Etat de Mutaka. Cette nouvelle se répandit comme un feu de brousse, et les offre de collaboration affluèrent, à condition qu’elles soient reçues par le lieutenant Absil: la population avait confiance dans ce militaire intrépide, mais intègre.
Le Buyora, limitrophe de la région mushu, et qui était occupé depuis plusieurs années déjà, se montra disposé à collaborer. Tout d’abord, Kaheneke, se prétendant fils de Mueneke, se présenta accompagné de plusieurs Avasoki; en réalité, il n’était qu’un homme de paille. Quelques mois plus tard, en octobre, Kahumba, ngabwe du Buyora, fit sa soumission. La même année, plusieurs gîtes d’étape furent construits dans le Buyora.
Le régent du Mwenye, Kamabo, oncle de Mungurumba, fit sa soumission au début de 1923; il était rentré dans sa région après une absence de plusieurs années pendant lesquelles il avait résidé chez Aluta, dans le territoire de la Semliki.
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En octobre 1923, le Mwami Muranga du Haut-Bukenye, accompagné de deux Avasoki, se déclare prêt à la coopération. Il abandonne toute l’administration de sa région au vieux kayumba, gardien de gîte. C’est en 1926 seulement que Kamukehere, fils de Muranga, commencera à s’occuper activement des affaires publiques.
En juillet 1923, Mukenye, qui se prétendait fils de Kapepero, se présente au lieutenant Absil; en réalité, il n’était que le neveu du célèbre Mukulu du Bulengya.
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A la fin de la même année, les occupants commencent à se soucier de l’organisation des chefferies wanande. Tous les chefs, ou plus exactement ceux qui s’étaient déclarés comme tels, furent invités à une grande réunion. Les dirigeants du Ngulo, c’est-à-dire les descendants directs de la famille régnante furent les seuls à refuser l’invitation. Le commissaire de District, Hackars, fit procéder à l’élection du chef des Baswagha: c’est Mukenye qui fut choisi. Le choix et l’investiture de cet homme comme Grand Chef de tous les Baswagha demande une explication. A première vue, on pourrait y voir une manigance, voire même une plaisanterie méchante dans le but de ridiculiser le pouvoir occupant. En effet, Mukenye n’était même pas le chef légitime du Bulengya, et ne possédait aucune autorité réelle. N’oublions pas cependant que les chefs présents ou leurs délégués se croyaient dans l’obligation d’élire un chef; mais personne n’ambitionnait cet honneur redoutable. En outre, Mukenye était descendant du grand Kapepero et jouissait, au moins en dehors du Bulengya, partiellement de la réputation de ce dernier. Enfin, les chefs n’auraient jamais osé proposer un dirigeant du Ngulo, puisque le régent Sebe ne s’était pas encore présenté aux européens.
Si les européens ont sanctionné le choix des chefs, c’est parce qu’il fallait un Grand Chef à tout prix, peu importe lequel. Par ailleurs, ils ne voyaient pas très clair dans le labyrinthe des différentes chefferies. Enfin, bien qu’aucun rapport n’en ait fait mention, il n’est pas exclu qu’ils aient proposé l’élection d’un chef et ratifié le choix de Mukenye avec l’intention très nette de forcer Sebe et les siens à se soumettre.
Quoi qu’il en soit, le résultat immédiat de cette élection fut d’amener Sebe à recevoir chez lui le lieutenant Absil, accompagné de trois soldats, et à se déclarer prêt à collaborer avec les européens.
1924: Au mois d’Avril, la situation était devenue plus calme, et l’occupation militaire fut levée.
En mai, Misebere, dans le Buyora, devient le chef lieu du territoire de la Semliki. Ce fut, semble-t-il le début d’une ère nouvelle. La fondation de Lubero [Lubero, dans le Luongo, chefferie Baswagha, est le nom déformé de la rivière Luviro, qui passe à proximité de la colline Kivetya, où furent construits les bâtiments de l’administration], nouveau chef-lieu du territoire de la Luholu, se préparait: elle devait effectivement avoir lieu au mois d’août de la même année. Mais un mois plus tard, en juin, l’assassinat d’un soldat et de deux porteurs, chez Mukyambuli, remit tout en question.
Durant la même année, le chef Mungurumba et Lupande, Musoki du Masiki, étaient allés à Lubero; en rentrant chez eux, ils furent attaqués au Kirao, à proximité de Malende, dans le Buyora: trente six hommes furent tués, presque tous du Mwenye et du Manzia. C’était une vengeance des gens du Kirao, parce que Makiro avait tué plusieurs de leurs frères après avoir massacré Demagnée et après s’être emparé de ses fusils Albini et ses munitions. Le kirao était alors dirigé par le sorcier Ngetsi et par Mukuva. Mais pour ces deux hommes, le massacre de Malende n’était pas seulement un acte de vengeance: leur intention était d’empêcher le Mwenye et le Manzia de collaborer avec l’occupant, et d’empêcher aussi les gens du nord à se rendre à Lubero.
Ces meurtres amenèrent une nouvelle occupation militaire du Ngulo, du Bulengya, du Muhola et du Bas-Bukenye. En l’absence du lieutenant Absil, cette occupation fut menée par l’adjudant Buyant; mais celui-ci ne possédait pas assez d’autorité sur ses soldats et ne put les empêcher de se livrer à toutes sortes d’exactions et de violences. Finalement, cette opération fit plus de mal que de bien, et coûta la vie à on nombre d’autochtones, dont la plupart étaient absolument innocents. La première conséquence en fut la défection de Sebe, régent du Ngulo, qui disparut pour se cacher sur ses terres. Certains rapports de l’époque prétendent qu’il s’était enfui à Avakubi, mais c’est une erreur.
Dans l’espoir de faire cesser l’occupation militaire, Biondi et Wehya se présentèrent aux autorités à la fin de 1924, et cela malgré l’affaire May qui venait d’éclater.
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Comme nous l’avons signalé plus haut, May, le tyran du Bas-Bukenye, fit sa soumission en 1922; mais il ne mit pas fin pour autant à ses beuveries, à ses violences et à ses incursions chez les voisins. En 1923, entre autres, une beuverie fit huit tués. Ce chef bandit fut arrêté dans le Ngulo, et la population ne vit dans cette arrestation que le châtiment mérité d’un criminel de droit commun. Mais l’adjudant Buyant se crut obliger d’intervenir, et malgré une résistance farouche, les hommes du Ngulo furent obligés de relâcher le tyran de Birwa. Buyant venait de commettre l’erreur la plus grave de toute la période d’occupation: pour libérer un bandit, il avait tué cinq hommes du Ngulo. Rentré chez lui, May se vengea immédiatement du meurtre d’un de ses messagers et de la fuite d’une de ses femmes: il fit arrêter le meurtrier et l’adultère; dans une beuverie, il les fit horriblement mutiler, puis il les assomma. Les yeux de l’occupant s’ouvrirent enfin: May fut traduit en justice et envoyé en exil à Irumu, au début de 1925. Son fils Mukama, également arrêté, fut remis en liberté et s’occupa de sa chefferie!
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Extraits de L’histoire des Baswagha du Père Lieven BERGMANS, a.a, éditions ABB, 1970, pp.58-66.
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( à suivre sur Beni-Lubero Online)





