





Le 28 août 2006, a eu lieu dans l’enceinte du « Bosquet initiatique » de l’Assomption africaine dite Noviciat LWANGA, une messe au cours de laquelle 11 novices assomptionnistes ont fait leur première profession religieuse. Ce jour a marqué également la célébration des 25 ans d’existence de cette communauté. Par un heureux hasard…, dans la foule des prêtres qui sont venus participer à cet événement, se trouvait le P. Oswald LUSENGE qui, ce jour-là fêtait ses 25 ans de vie religieuse. En vacances à Butembo et étant l’unique « rescapé » de ceux qui ont constitué la « première promotion » de ce noviciat, il lui a plu de nous livrer son témoignage –devoir de mémoire-, à travers une expérience aux allures apparemment simples. Écoutons-le!
Peut-être, ne faut-il se risquer à prendre la parole, en pareille circonstance, que tard dans la vie, quand vient la vieillesse, c’est-à-dire, un peu plus près de l’heure de la mort, pour parler concrètement, avec plus de sincérité. Je suis obligé malheureusement d’anticiper, au risque de trahir, parce que l’avenir me semble encore ouvert, autrement dit, imprévisible. A cette étape de mon cheminement religieux, dite « d’argent », je devrais être capable d’écrire « mes réflexions faites », pour paraphraser Ricoeur. Lui les a faites la 90è année passée ! Je vais vous décevoir : alors que cela nous était recommandé par nos maîtres spirituels, je n’ai jamais tenu un « journal spirituel ». A cause de cela, mon procès de canonisation rencontrera un grand vide…
Un trait de caractère aussi : pour ce qui me concerne, je n’ai pas le culte des anniversaires. Je ne suis pas « nostalgique » ! Pourquoi ? Sans doute parce que j’ai un passé très banal ! J’aime les fêtes et ses alentours ; mais je n’ai pas la « hantise du passé » (H. Rousso).
Un trait de caractère aussi : pour ce qui me concerne, je n’ai pas le culte des anniversaires. Je ne suis pas « nostalgique » !Pourquoi ? Sans doute parce que j’ai un passé très banal ! J’aime les fêtes et ses alentours ; mais je n’ai pas la « hantise du passé » (H.Rousso)
Ces dernières années, au point d’être distrait de ce qui m’est demandé, à savoir l’élaboration de ma thèse, je mène des recherches personnelles sur la « philosophie de l’histoire ». J’ai retenu ceci, qui vient du Phèdre 274a – 277d de Platon, que l’histoire peut être un « remède ou un poison » pour la vie. Remède en ce sens qu’elle peut être « magistra vitae », nous instruire sur ce qu’il faut éviter.
Comme je suis à l’honneur ce jour, je me permets d’anticiper sur trois questions que les « journalistes » voudraient me poser. D’abord : Combien étiez-vous au Noviciat ? Qui ou qu’est-ce qui t’a fait tenir, vaille que vaille, jusque là ? Quelle lecture fais-tu aujourd’hui de tes vœux et que signifie pour toi la vie religieuse ?
Nous étions sept à commencer le noviciat, avec P. Theodard Steegen et Constant Gasperment comme accompagnateurs. Nous avions prononcé les vœux à cinq. Du groupe, je suis le seul « rescapé » ! Pourquoi ? Le « choix de Dieu !» (Jn, 15,16). Je reste toujours fasciné par le mystère de la vocation, de sa Source. Je suis seul à témoigner… Pourtant, ma vie spirituelle est toute ordinaire ; je ne suis ni grand contemplatif ni mystique. J’essaie d’entretenir ma vie de foi par quelques lectures, diagonales, de la Parole de Dieu, surtout quand il m’est donné de la partager avec la communauté chrétienne. Si « j’ai traversé quelques passages » de la Bible, il reste à savoir, selon l’anecdote hassidique connue, « si ces passages m’ont traversé ! ». Si j’arrive à maintenir un rythme de prière minimum, c’est grâce à l’appui de la communauté…
Pour ma vie des voeux de religion, je suis de ceux « qui peinent à rester fidèles à leurs engagements ». Des flux de passions et pulsions me traversent. Je reste toujours, dans le fond, le même homme ! Même si certaines expériences ou rencontres m’ont « changé ». Naturellement, ma grille de méditation des vœux a beaucoup changé. Pour dire vrai, j’en suis choqué ! Et je considère comme une véritable folie d’avoir gagé sur ce qui nous constitue dans le plus profond de nos aspirations humaines.
Je reste kantien dans cette relecture : la chasteté, je la mets en lien avec le « valoir ». La gloire, compter aux yeux des autres. Séduire et être séduit. Etre capable de reconnaître, de s’émerveiller devant la beauté. Et dans un monde « assoiffé de fécondité » comme on aime le dire de l’Afrique ; ou dans un « monde obsédé » par le sexe (La polémique autour du livre de Dan Brown, Da Vinci Code (2001) !– qui va jusqu’à suspecter la vie affective de notre Seigneur), avec tous les scandales liés à cette question (viols, pédophilie, homosexualité), comment ne pas se mentir en professant ce vœu ? 60 % de prisonniers français sont des délinquants sexuels… De cette perversion, nul n’est épargné ! L’équilibre en ce domaine est-il jamais assuré ? Etre chaste n’est pas facile. Nous sommes des êtres sexués qui brûlent du désir ardent, d’être aimés et d’aimer. Mais ne réduisons pas notre vie religieuse aux problèmes du sexe !
Il y a le vœu de pauvreté, que je mets en lien avec l’Avoir ! Que signifie-t-il dans un contexte où la satisfaction des besoins élémentaires comme, manger, boire, habiter, se vêtir n’est pas assurée ? Le réduire au seul avoir ne signifie pas grand-chose, et c’est véritablement un non-sens. Souvent ce vœu nous établit dans une sécurité de vie que n’a pas la grande majorité de nos frères et nous conforte dans un individualisme ou un égoïsme spiritualisé ! Je prie souvent pour demander au Seigneur de nous accorder une vie digne, de bénir tous les efforts de ceux qui « luttent », des entrepreneurs qui donnent du travail aux autres. L’Argent, c’est une grande chose…même s’il ne faut pas l’idolâtrer ! Mais je ne pense pas que Dieu, qui nous a créés à son image, ait besoin de notre misère. Du Père d’Alzon, j’ai appris ceci que je considère comme important pour ma vie : le pauvre n’a pas le droit d’être paresseux. Travailler dur pour gagner sa vie ! Il y a liée au travail, la peine, la fatigue ! Mais nous avons à penser le travail en termes de responsabilité pour soi et pour les autres et d’efficacité pour rendre notre monde habitable, vivable, pour soulager la peine des hommes.
Enfin, je lie l’obéissance au pouvoir. « Philosophe », ou mieux, étudiant en philosophie, je suis sensible à l’autonomie, à la liberté de l’homme et devrais aider à dénoncer toute forme de domination, d’asservissement. Dans notre vie, il y a une forme de dépendance inévitable. Comment accepter de dépendre d’un autre? Il ne s’agit pas de se soumettre servilement aux caprices de certains ! Mais de « pouvoir-ensemble » (Hannah Arendt), d’augmenter notre capacité de travailler pour un projet commun : le Royaume… Je ne pense pas que la vie religieuse soit pour nous infantiliser, nous humilier…mais un lieu où nous devrions découvrir la richesse d’une autorité bien exercée, celle qui nous aide à grandir dans notre vie de foi et dans nos engagements.
Nietzsche avait écrit un texte célèbre en 1874 : « Des avantages et désavantages de l’histoire pour la vie » ! Dans ce texte, contre la frénésie commémorative, il recommande « l’art d’oublier » ! , l’art de tourner le dos aux histoires officielles, qui souvent remuent le couteau dans des vieilles plaies… Je résume : il existe un rapport pervers au passé qui peut empêcher de vivre le présent. La mémoire du passé, surtout quand il rappelle des faits traumatisants, peut souvent éteindre en nous l’élan de la construction de l’avenir. « Devoir de mémoire », oui, car on ne peut oublier son passé. Mais on ne peut vivre au présent que si l’on accepte de se détacher du passé, de rompre avec lui, d’effectuer une « rupture instauratrice » (Michel de Certeau). Ce thème très important que je ne fais qu’esquisser, est au cœur du livre de Paul Ricoeur, L’histoire, la Mémoire, l’Oubli (Seuil, 2001). Il recommande ce qu’il appelle « oubli de réserve », qu’il ne faut pas confondre avec « l’oubli d’effacement » ou « amnésie »… « oubli de réserve », afin d’éviter d’instrumentaliser l’histoire.
Je ne fais pas ce détour pour justifier mon « inconscience » ! Loin de là : j’ai un trait de tempérament, qui me donne de ne pas être « crispé », de « relativiser » facilement certaines situations, bref d’être « détaché » : je ne suis pas un « nostalgique » ni un ruminant ! Quoique je commence à être susceptible, surtout aux médisances ! Ce ne sont pas les « mauvaises langues », comme on dit, qui manquent dans notre vie !… Pour l’essentiel, comme saint Paul, j’essaie de poursuivre ma course, avec cette vive conscience que « je ne suis pas encore arrivé ». « Oubliant ce qui est en arrière, et lancé vers l’avant » (Ph., 4, 12-13).
Cela dit, on ne saurait oublier son passé ; ce passé qui nous « affecte ». Il semble d’ailleurs qu’on passe sa vie à guérir de son enfance. On est ce qu’on a été, façonné, héritier, en tout cas, faisceau de plusieurs héritages.
Il faut célébrer la vie ! On ne peut pas ne pas se souvenir ! C’est ce que nous faisons en chaque Eucharistie : Faire mémoire, se souvenir (« Zakhor ») pour rendre grâce (1Co 11, 24). L’essentiel est dit : faire mémoire de la Passion du Christ, pour rendre ce mystère présent dans nos vies et pour qu’il les transforme. Entrons donc dans la fête, si cela nous convie à un nouveau départ, que semble présager la rénovation de cette illustre maison, au passé multifonctionnel glorieux (hôpital, berceau du Collège, internat …). Enfin, noviciat ou « bosquet initiatique » depuis bientôt 25 ans. Le fait que ce petit « bijou » soit encore inachevé est un bon signe pour mon jubilée d’argent : la route est à poursuivre, le chantier à poursuivre.
Pour la circonstance, il y a un quart de siècle que j’avais risqué cette aventure ! Le temps passe bien vite ! Ce temps qui nous consume, sous l’action duquel tout vieillit, et qui finit par nous emporter (Aristote, Physique, IX). En famille, je commençais à douter de ma prétendue jeunesse : je suis devenu « Grand-père » (« sokulu ») « pêle-mêle » ! Pour me rassurer ou me donner une « bonne conscience », je me fais appeler « grand-frère ». Politique d’autruche qui se cache la tête dans le sable pour ne pas voir le danger ! Alors que je me croyais encore jeune ; j’ai la chance d’avoir tout de même mes cheveux et mes dents… Il commence donc à être temps de régler mes comptes.
Le compte de ces années est pour moi facile : trois ans de théologie à Murhesa et à Fataki ; deux ans de stage pastoral à Mbau et à la Cophaco ; trois ans d’études à Paris ; une année de pastorale à Kitatumba ; 14 ans à Bulengera ; deux ans à Paris pour des études à poursuivre… Tous ces lieux rappellent des visages, des rencontres, des encouragements reçus, des amitiés, la patience des confrères… sans lesquels je ne serai sans doute pas ce que je suis aujourd’hui. Ainsi, je ne peux me risquer à cette rétrospective qu’avec cette question : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1Cor. 4, 7). Et cela pour dire, avec émotion : MERCI !
Une autre question : qu’est-ce que finalement la vie religieuse pour toi ? C’est, pour moi, un VOYAGE, une EXODE. Un CHEMIN D’ECOUTE ou DE CONVERSION (Marcel Neusch). Conversion entendue au sens augustinien. Pour Augustin, la conversion est un mouvement second, en réponse à un appel préalable. Déjà inscrit en chaque être par l’acte créateur, l’appel ne cesse de se répercuter tout au long de l’existence. « Avant que je t’appelle, tu as pris les devants et insisté par des fréquents appels de voix de tout genre pour que j’entende de loin et me retourne et réponde à ton appel vers moi, par mon appel vers Toi » (Confessions, XIII, 1,1).
Antériorité et priorité de l’appel de Dieu, qui a pour conséquence qu’il devient impossible de s’attribuer un quelconque mérite. Dans ses Enerrationes in psalmos, 84, 8, Augustin dit : « Ne t’arroges pas la conversion, parce que si Dieu ne t’avait appelé de tes errances, tu ne te serais pas converti ». L’essentiel à découvrir : l’HUMILITE. La vie religieuse, un lieu d’appel pour le voyage, pour l’écoute de l’appel ! Se laisser bousculer par la vie…, éviter de l’enfermer dans des belles formules !
J’aime cette définition de la vie chrétienne par le bibliste-poète Jean Debrynne, prêtre de la Mission de France. Dans son livre L’Evangile du poète (Centurion, 1990, p. 229-230), il dit que la vie chrétienne n’est pas un fauteuil, un lieu où l’on s’installe ; mais un lieu de « transit » (Stanislas Breton). Car le Dieu chrétien est un « Dieu de passage », de l’Exode. La vie spirituelle, c’est l’Exode, le voyage. Le chercheur de Dieu est forcément un marcheur, un homme en chemin. C’est un « lève-toi et marche » (Mt 9,5). Là où il y a un chrétien, il y a une tente provisoire. Il faut un bâton, une valise… « Oportet transit » : « il faut passer » (Maître Eckhart) ! Cet impératif dit l’homme en route sur le chemin de la foi, une itinérance.
Enfin, une dernière question à laquelle j’aurais bien voulu me dérober : Toi qui viens de bavarder si longtemps, es-tu heureux dans ta vocation ? Je lisais sous la plume d’un historien du 19è siècle, Michelet, ceci qui m’a donné froid au dos : « Les couvents sont des sépulcres » ! Je ne supporterai pas d’anticiper le séjour pour l’éternité dans la tombe qui m’attend en restant dans ces couvents ! J’aime la vie et c’est pourquoi je me suis fait religieux. Je cherche donc à être heureux le plus intensément possible. Avec ceci que je vérifie au quotidien : il n’y a pas de bonheur facile ! Tout exige…
Concrètement, je goûte quelquefois le bonheur de vivre quand je rencontre, fais l’expérience de ce que Emmanuel Lévinas appelle « le miracle de la bonté »- qui serait plus forte que celle de l’étonnement. Il y a des hommes « bons » ! Malheureusement, souvent, c’est dans notre vie qu’on rencontre des « personnes inutilement compliquées » ! Je continue de me demander si je ne suis pas de cette catégorie. Paul Ricoeur dit ceci que je médite souvent : si la religion, les religions ont un sens, c’est de libérer le fond de bonté des hommes, d’aller le chercher là où il est complètement enfoui ! Etre chrétien, c’est avoir un tropisme fondamental vers la bonté (Cfr Lettre de Taizé, Avril-Mai 2001). Sommes-nous le reflet de cette bonté qui devrait faire la beauté de notre vie ? Si nos engagements religieux pouvaient nous aider à être « humains », à l’être spontanément !
Oui, je continue de chercher ce bonheur, tant qu’on peut le goûter dans la vie d’ici-bas, à l’Assomption. Mais ce n’est pas un bonheur facile, car il faut le recevoir d’un Autre pour pouvoir le donner. Des philosophes que je fréquente souvent, qui m’ont appris que ce que je fais est une invitation à la conversion, un « exercice spirituel » (Pierre Hadot), j’ai retenu trois choses : d’abord, il faut avoir le courage de l’effort et de la maîtrise de soi ; ensuite, donner et se donner ; et enfin, ce qui est le plus difficile : savoir recevoir, accepter de se recevoir, d’être un « être-de-don » (Claude Bruaire). Pour s’en émerveiller, dire simplement MERCI…Pour vivre la gratuité du don de la vie dans la GRATITUDE.
P. Oswald LUSENGE LINALYOGHA, a.a.
Université Catholique de Paris
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