





L’abondante littérature que je qualifie d’éveil et qui circule, d’une part, dans certains media congolais et, d’autre part, sur l’Internet est indicatrice d’une chose: un malaise généralisé, un désenchantement fort répandu qui s’est emparé d’une bonne portion de la population face à la répétition des comportements peu civiques, pour ne pas dire, inciviques qui caractérisent les organisateurs du pays et les gardiens de l’ordre dont on a l’impression que “l’homme vivant” ainsi que sa protection est le dernier de leurs soucis.
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L’émouvant et écœurant récit qui va suivre est un prétexte révélateur d’un légitime souhait: celui de voir la RDC se doter enfin d’une police et d’une armée protectrices dans l’accomplissement des opérations visant à rétablir l’ordre ou à sécuriser les citoyens chaque fois que cela s’impose. S’il est vrai que la police américaine n’a pas empêché le carnage relaté dans les lignes qui suivent, carnage qui était l’expression d’une colère, celle de l’étudiant Cho contre les Américains, il n’est pas moins vrai que la façon dont la police a géré la crise à l’Université où ledit carnage a eu lieu est édifiante à plus d’un égard et peut servir de source d’inspiration comportementale à la police et à l’armée congolaises.
Les gestionnaires de l’Etat congolais ainsi que les personnes commises à la garde de cet Etat ont tout intérêt à se ressaisir dans leur façon d’agir avant que le malaise auquel il est fait allusion plus haut ne cède le pas à une colère populaire dont le mode d’expression est toujours difficile à prévoir. Une colère tentaculaire n’est jamais bonne. Le récit qui suit est assez révélateur à ce propos.
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Descartes soutient dans son “Discours de la méthode” que le bon sens est la chose la mieux partagée du monde. Bien que je ne partage que partiellement ce point de vue de Descartes, qu’il me soit toutefois permis de le paraphraser en disant que la colère est une des choses les mieux partagées du monde. Il n’est pas, en effet, d’être humain qui ne se mette en colère ou qui ne soit capable de colère. Dans sa dimension positive, la colère est un mode d’expression de l’individu face à ce qu’il l’incommode, à ce qui résiste à la réalisation de ses projets ou menace sa survie ou celle de son groupe d’appartenance.
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Vue sous cet angle, la capacité à se mettre en colère est un des dons du ciel dans la mesure où elle porte l’individu, d’un côté, au refus de s’accommoder de situations qui l’incommodent ou l’indisposent et, de l’autre, à la recherche des remèdes susceptibles de mettre un terme à son inconfort. Il s’agit là de ce que Gaston Bachelard appelle “colère constructive”, que Karl Marx qualifierait de “colère émancipatoire” et que je nomme “colère thérapeutique”.
A l’extrême opposé de ce type de colère se trouve la colère nocive: celle qui porte à détruire et qui est de nature à conduire à la levée de la prohibition du meurtre. A cause de la nocivité qui lui est consubstantielle, Jésus assimile à juste titre ce genre de colère au meurtre si elle a pour objet un être humain. Tout quiconque se fâche contre son prochain est déjà un meurtrier, prévient Jésus. Il y a, en effet, de ces excès ou crises de colère qui envoient la raison en vacances et qui conduisent à la position d’actes qui contrastent avec l’humain et qui plongent dans l’émoi à cause de leur étrangeté.
C’est ce genre de colère entretenue pendant longtemps par l’étudiant de souche sud-coréenne Seung-Hui Cho qui l’a porté, dans la matinée du lundi 16 Avril dernier, à arroser gratuitement, aveuglement et impitoyablement de balles 32 membres de Virginia Tech University dont 27 étudiants et étudiantes et 5 membres du personnel et à blesser plusieurs autres.
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Bref rappel des faits
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D’après les résultats de l’autopsie pratiquée sur les corps des victimes innocentes de la brutalité de Cho, chacune d’elles aurait été criblée de plusieurs balles. Ce qui montre l’intensité de la rage qui bouillonnait en Cho lequel, selon les témoignages de certains de ses Professeurs, était la plupart du temps absent des cours tout en y étant physiquement, je veux dire, que sa pensée était ailleurs pendant que les Professeurs enseignaient. C’était un homme seul et pensif dont la tigritude était dissimulée derrière un mutisme glacial et impénétrable.
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Après le massacre de ses deux premières victimes au début de la matinée vers 7 heures, Cho s’est rendu à la poste pour expédier à la chaine de télévision-CNN des vidéos qu’il avait pris de lui-même, vidéos qui le montrent en position de tir et brandissant dans chacune de ses mains un pistolet pointé dans le vide -il avait acheté ces deux pistolets un mois plutôt chez un marchand d’armes- et où on l’entend vomir sa rage contre les riches américains et exprimer sa velléité de se faire justice et de faire justice aux pauvres. Une fois ses vidéos postées, Cho est rentré sur le campus où à 9h45 il poursuivra l’assouvissement de sa colère meurtrière. Cerné par les forces de l’ordre et sentant leur proximité, Cho choisira de mettre fin à ses jours en se logeant une balle dans la tête plutôt que de se rendre à ces dernières.
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D’aucuns peuvent en bon droit se demander pourquoi je m’intéresse à ce carnage qui a perdu de son actualité pour avoir eu lieu il y a un mois? L’évocation du carnage de Cho n’est pas neutre. En effet, outre qu’il m’a surpris et déconcerté par son caractère insolite, il a suscité en moi deux sentiments antithétiques: un sentiment de colère et de révolte contre notre condition humaine et un sentiment d’admiration face au mode de gestion de la crise par les agents de la police qui, du début à la fin, ont montré qu’ils maitrisaient leur métier à savoir protéger et assurer l’ordre.
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Sentiment de colère et de révolte
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L’annonce de ce qui venait de se passer à Tech Virginia University par les chaînes de télévision américaines a spontanément ressuscité mes colères et mes révoltes contre notre condition humaine qui, le jour où le pire doit arriver, nous empêche, bien que bénéficiant d’une vision sans faille, de percevoir la proximité ou l’imminence du fatidique et nous met ainsi hors d’état de l’éviter. Avoir des yeux en parfait état de fonctionnement mais privés en même temps de la possibilité de tout voir: rien de plus tragique pour les mortels que nous sommes.
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Le défaut de voir venir le carnage sus-évoqué pendant qu’il se profilait à l’horizon m’a fait penser à la juste colère d’Oedipe, le héro tragique de Sophocle, qui s’est crevé les yeux auxquels il reprochait de ne lui avoir pas donné de constater que la femme qui lui était offerte en cadeau par ses compatriotes de Thèbes était sa mère biologique. Cette dame qu’il n’avait jamais vue lui a été offerte en récompense pour son éclatante victoire sur le Sphinx, un terrible monstre qui tenait Thèbes sous son joug et en massacrait les citoyens chaque fois qu’il en avait l’occasion.
Le paradoxe de la cécité dans la voyance ou, ce qui revient au même, de la non-clairvoyance dans la clairvoyance: rien de plus déboussolant. Voir sans voir: rien de plus déroutant. L’imperceptibilité de la proximité ou de l’imminence de certains maux est d’autant plus révoltante ou, à mieux dire, inquiétante qu’elle maintient l’être humain dans insécurité diffuse permanente.
Les membres de la communauté universitaire de Virginie ont vécu avec Cho pendant deux ou trois ans sans percevoir le danger qu’il représentait. Ils voyaient Cho sans le voir. Combien de catastrophes ou de situations inconfortables pourraient être évités ou conjures si on pouvait les voir venir!
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Aucune des victimes de Tech Virginia University ne se seraient certainement présentée sur le campus ce matin ou ce jour-la si elles avaient entrevu le projet mortifère de Cho ou la date de l’exécution dudit projet. Bien plus, les autorités académiques et les forces de l’ordre auraient mis Cho hors d’état de nuire bien avant le jour fatidique.
Les congolais massacrés à domicile au Kivu, en Ituri, à Kinshasa ou sur la rue se mettraient à l’abri ou en état de se défendre s’ils pouvaient voir venir au loin les doubles de Cho qui fourmillent dans le pays. Le paradoxe de “la cécité dans la voyance” ou de “la non-clairvoyance dans la clairvoyance” est révélateur d’une chose: notre infirmité ontologique. C’est ce paradoxe qui a fait dire aux anciens Grecs que “ce qui arrive doit arriver” parce que voulu par la terrible moira que les Romains appelaient “fatum” c’est-à-dire le destin. Face à cette terrible moira qui par moment déjoue nos dispositions sécuritaires ou nos mesures de précaution, les anciens se sentaient non sans raison impuissants.
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En dépit de la perspicacité de sa faculté intellective, l’homme est et restera, ainsi que l’ont lumineusement vu Edmund Freud et Paul Ricœur, un être dont la conscience est toujours doublée d’inconscience. C’est là le côté tragique de l’être-homme. L’homme, dit à juste titre Ricœur, est “la joie du oui dans la tristesse du fini”. C’est cette finitude qui caractérise l’être humain dont le séjour sur terre peut être brutalement interrompu n’importe quand qui a fait dire aux premiers moines: “Nous sommes de ce monde sans être de ce monde”. D’où la nécessité d’une vigilance soutenue à laquelle nous invite instamment le Christ.
Notre résidence permanente n’est pas ce monde mais bien l’au-delà de ce monde que les croyants appellent “ciel”. En dépit de ma colère et de ma révolte, je n’ai pas été sans être frappé d’admiration face au professionnalisme, au sens du devoir et au savoir-faire de la police d’intervention rapide américaine.
.L’admiration face à la gestion apaisée de la crise
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Mon sentiment d’admiration a été enclenché par le souvenir des tracasseries dont font l’objet les populations congolaises de la part de la police ou des militaires chaque fois qu’il y a mort brutale d’homme(s) quelque part ou chaque fois qu’il s’agit de traquer des forces négatives dont la localisation est malaisée.
En effet, qu’est-ce qui serait arrivé si le forfait du Sphinx Cho s’était produit chez nous en RDC? Plus concrètement, comment auraient réagi nos agents de l’ordre en pareilles circonstances quand on sait que des villages entiers sont mis à feu, comme c’est le cas ces derniers temps au Kivu pour ne citer que cet exemple, sous le fallacieux prétexte qu’un ou des malfrats FDLR s’y cache (ent)?
Comme Cho gisait dans son sang aux côtés de ses victimes, la recherche infructueuse du meurtrier introuvable aurait entrainé des conséquences tragiques insoupçonnées telles que la mise à sac de l’Université et sa destruction par les agents de l’ordre, la multiplication des arrestations arbitraires, la torture, le viol des étudiantes, et le passage à tabac des innocents… Qui se serait rendu compte que Cho le meurtrier était mort pour s’être donné la mort à l’approche de la police? La télévision CNN avait vite fait d’associer les vidéos reçus à ce qui venait de se passer à l’Université et de les transmettre à la police pour analyse.
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La découverte du suicide de Cho aurait-elle suffi à conjurer les débordements de la police et des foules en furie? Rien ne permet de le penser. Membres de famille, amis et connaissances de Cho auraient arbitrairement été malmenés, inquiétés ou jetés en prison avant même toute investigation. Du sang aurait coulé après celui versé par Cho. Le négociant qui avait vendu à ce dernier les deux armes du crime avec force munition ne ferait peut-être plus partie des habitants de ce monde. Les enseignants, faute d’avoir constaté que Cho était un monstre à visage humain alors qu’ils en avaient l’occasion, auraient perdu leur liberté. Le même sort aurait été réservé aux médecins qui l’avaient examiné et qui n’avaient pas jugé opportun de le reléguer dans un centre psychiatrique. Pourtant, personne n’a été importuné. Tout s’est passé dans le calme, la méditation et la prière. Les blessés ont été acheminés vers des centres médicaux les plus proches. Des compagnies aériennes privées ont même offert de se charger sans contrepartie du transfert des corps des victimes du carnage de Cho à leurs familles respectives. Loin de se fragmenter, la communauté universitaire est sortie de son épreuve plus soudée et plus vigilante qu’avant.
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J’étais particulièrement édifié d’apprendre que l’Etat, conscient de la présence de l’instinct de vengeance tapi dans le cœur de chaque mortel, instinct qui est plus fort chez certains que chez d’autres, avait pris soin de sécuriser les membres de famille de Cho contre d’éventuelles représailles de la part de l’une ou l’autre personne exaspérée par le massacre des innocents. Cette façon de faire ou de réagir ne peut se constater que dans un pays où l’option pour la démocratie ainsi que pour le respect des droits de l’homme n’est pas une simple figure de style.
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Une des caractéristiques de la démocratie, en effet, c’est la protection de l’homme par l’Etat et le refus de l’arbitraire par celui-ci. Point n’est besoin de dire qu’en régime démocratique, la culpabilité n’est jamais collective: elle est individuelle en ceci que personne ne peut être poursuivi, puni, torturé ou malmené pour un crime ou des crimes commis par un autre, fut-il membre de famille. En cas de dérapages, de lourdes compensations ou réparations sont réclamées à l’Etat lequel n’est pas pour ainsi dire au-dessus de la loi. Dans ce genre de régime prévaut également le principe juridique selon lequel l’accusé est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Il est à espérer que la RDC qui dit avoir opté pour la démocratie ainsi que pour le règne de la loi et du droit va résolument s’engager dans cette voie humaniste.
Le douloureux épisode qui a endeuillé la communauté de Tech Virginia University m’a rappelé en négatif ce qui s’était passé à Butembo en Avril 1998 où des centaines de jeunes innocents auraient été sommairement massacrés par les militaires de l’AFDL. Ces jeunes gens étaient faussement accusés d’être des Mai Mai ou d’être de mèche avec les Mai Mai qui auraient massacré trois militaires dans une attaque embusquée. Aux dires des témoins, les gens ont été séquestrés pendant quatre jours dans leurs maisons d’où des jeunes étaient extraits et conduits manu militari à la colline Kikyo pour y être sommairement exécutés et enterrés dans des fosses communes.
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Ce type de comportement qui n’est pas unique en son genre et qui donc n’est qu’un cas de figure soulève la question de savoir pourquoi en RDC l’Etat perçoit régulièrement sa mission comme étant autre que celle consistant à assurer la protection du citoyen. La tendance à la culpabilisation collective, tendance contre laquelle s’inscrit en faux Hannah Arendt mais dont l’armée, la police, la sureté se rendent fréquemment coupables, est un signe que le règne du droit est loin d’élire domicile en RDC. Militaires, agents de l’ordre et agents de sureté congolais ont impérativement besoin qu’on leur inculque le bien-fondé de leur mission et qu’on les forme aux droits de l’homme avant qu’il ne soit trop tard. En leur qualité d’auxiliaires du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire, ces gens sont censés être au service de la loi qu’ils ont mission de faire appliquer ou faire respecter. A ce titre, ils ont aussi pour mission d’éduquer le peuple non à la barbarie mais au civisme.
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Conclusion
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La police, l’armée et la sureté sont à “de barbariser” avant que le reste de la population ne “se barbarize” pour se défendre ou se rendre justice. Qui, en effet, se sentirait en sécurité dans un environnement où, en désespoir de cause, tout le monde finirait par opter pour la barbarie comme moyen d’auto-protection ou d’auto-défense et où chacun se sentirait en droit d’être le premier à frapper pour ne pas être le premier à être massacré?
La position d’une telle question place l’Etat congolais devant ses responsabilités: améliorer au plus vite les conditions de vie et de travail des policiers, des militaires et des agents de la sureté dont les fréquents dérapages montrent manifestement qu’ils sont, comme feu Seung-Hui Cho, en colère contre ceux que le pouvoir ne cesse d’enrichir. Quand un homme armé est en colère, il est potentiellement dangereux pour tout le monde. La protection du peuple congolais doit être assurée non par des hommes en colère mais par des hommes équilibrés et donc capables de comportement civique. Si cette protection continue à faire défaut, rien ne dit que le peuple congolais victimisé, insécurisé et brimé au quotidien par des hommes en colère ne se résoudra pas un jour à exprimer à son tour sa colère. Si on n’y prend garde, sa colère actuelle peut se révéler un jour être une bombe à retardement. Gouverner c’est prévoir, dit non sans raison Aristote.
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Père Kamundu Léopold, O. Praem.,
New York (USA)
Beni-Lubero Online





