





Parler du devoir de mémoire, appelle une interrogation : Le devoir de mémoire est-ce un appel à la haine, à la vengeance ou à la rancune ? Le vengeur comme le rancunier, n’est-ce pas des gens qui gardent la mémoire du mal qui leur a été infligé ? Pour répondre à cette question, il parait important de commencer par délimiter les contours de la notion de mémoire. Il parait aussi indiqué de partir de la mémoire individuelle ou personnelle pour aboutir à la mémoire collective.
La notion de la mémoire
Pour V.-B. ROSOUX, la mémoire est cette « faculté biologique qui permet d’encoder les expériences vécues et les informations reçues, de les conserver, de les transformer et de les restituer. Elle renvoie à un ensemble de fonctions psychiques grâce auxquelles l’homme peut actualiser des impressions ou des informations passées » ( ). De manière simple, elle est perçue comme une faculté neuropsychologique qui permet de retenir les faits du passé. L’on pense généralement que l’antithèse de la mémoire serait l’oubli. Mais l’on peut légitimement se demander si ce n’est pas plutôt l’amnésie (perte totale de la mémoire), car l’oubli semble être une des variantes de la mémoire latente. En effet dans la mémoire, l’on peut distinguer deux couches : la mémoire vive et la mémoire latente. Dans cette dernière, on peut aussi distinguer la mémoire latente susceptible d’être stimulée par le rappel, et la mémoire latente que l’on ne contrôle pas et qui se trouve dans le subconscient dans chacun de nous. La mémoire des événements qu’on a vécus lors de la tendre enfance rentre dans cette catégorie. L’oubli pourrait donc être situé dans la mémoire latente, susceptible d’être stimulée par le rappel ou les commémorations. Ce n’est pas ici le lieu indiqué pour approfondir cette problématique qui relève plutôt de la psychologie expérimentale, de la neuropsychologie, voire de la psychiatrie, pour ce qui est des troubles de la mémoire.
Le caractère sélectif de la mémoire
Une des caractéristiques essentielles de la mémoire c’est la sélectivité. La mémoire humaine ne fonctionne pas comme une bande magnétique qui enregistre tout. Elle est par essence sélective et ne retient que des faits qui présentent une importance significative en rapport avec le présent.
La mémoire collective n’est pas très différente de la mémoire individuelle. Elle peut être définie comme la version des faits du passé que les autorités d’un groupe, d’une communauté, voire d’une nation, retiennent et présentent officiellement et qui sont jugés dignes de commémorations. Aucune mémoire, comme nous le dit encore V.-B. ROSOUX, ne retient l’ensemble des faits révolus. Celle des nations comme celle des individus sélectionne toujours certains éléments au détriment d’autres. Ce caractère n’est pas un attribut négatif, mais fonctionnel-ou inhérent- de tout recours au passé » ( ). Ainsi pour cet auteur, « toute mémoire, et peut-être plus qu’une autre, la mémoire officielle est par définition constituée de souvenirs et d’oublis » ( ). Les critères de sélection des faits à retenir sont généralement fonction des objectifs des leaders du groupe. Mais de manière générale, on cherche à expliquer le passé par le présent ; et le présent par le passé. La tendance est évidemment de rendre le passé, comme coupable des turpitudes actuelles. Il suit de là que par cette interaction entre le passé et le présent, le passé ou plus exactement l’interprétation qu’on donne aux faits du passé est plus ou moins déformé, et l’interprétation de ce passé elle-même évolue en fonction des données actuelles.
Deux illustrations : Pour ce qui est de la mémoire individuelle, je parle de moi-même, pas pour faire ma propre pub, mais parce que c’est ce que je peux bien expliquer. J’ai fait des humanités littéraires, pour faire le droit plus tard. Aujourd’hui, je ne me souviens que très difficilement des racines carrées, les mathématiques, la physique et les formules chimiques de l’acide nitrique, etc., alors que ce sont là des cours que je mémorisais pour avoir des points, et passer de classe. L’intérêt de les conserver dans la mémoire ayant changé, je les ai remplacés par autre chose…
Pour la mémoire collective, je prendrai l’exemple de la mémoire officielle de la RDC, ex Zaïre. A l’époque de MOBUTU, on commémorait la date du 14 octobre (naissance de MOBUTU), celle du 24 novembre (coup d’Etat et début de la 2ème république), du 20 mai (création du Mouvement Populaire de la Révolution, « M.P.R. » parti-Etat), le 27 octobre, la journée des trois Z (le nom du fleuve, celui de la monnaie et celui du nom du pays) etc. Mais aujourd’hui, après la chute du régime de Mobutu, qui ose encore en parler ? On pourrait même penser que l’Histoire qu’on a apprise aux écoliers à l’époque du Maréchal Mobutu n’est pas la même que celle qui est apprise aux écoliers congolais de nos jours. Tout cela s’explique par le fait que la mémoire collective comporte des enjeux politiques évidents que les politiciens avertis ne peuvent pas ignorer. La politique mémorielle peut donc un facteur de manipulation politique débouchant sur les cas d’abus de la mémoire.
C’est donc au cœur du risque de cette sélectivité qui peut être abusive et arbitraire que le devoir de mémoire trouve pleinement sa raison d’être afin d’insister sur l’importance de certains faits qui ne méritent pas d’être jetés dans les oubliettes de l’Histoire.
Les deux tendances du devoir de mémoire des crimes du passé
Cela dit, le devoir de mémoire peut prendre deux orientations. Dans un premier temps, le devoir de mémoire peut être axé principalement sur les bourreaux ou les criminels présumés. C’est peut-être dans ce cadre qu’on peut situer le mouvement de lutte contre l’impunité de ces criminels. Ce devoir de mémoire se justifie également par le besoin d’éviter que ces personnes qui ont trempés dans des crimes du passé, n’arrivent à assumer des responsabilités publiques pouvant conduire la communauté à la dérive. C’est aussi pour mettre en garde les générations futures contre l’oubli de ce qui s’est passé. Car l’oubli favorise le négationnisme et la répétition des crimes passés. Ceux qui oublient le passé sont souvent condamnés à le répéter. Dans sa forme la plus dangereuse, les appels à la mémoire peuvent déboucher à la commission des nouveaux crimes par les victimes ou les survivants proches des victimes, dans le cadre d’une vengeance privée. Les mobiles des actes terroristes, par exemple peuvent aussi être expliqués par ces appels à la mémoire ( ). C’est dire que les politiques mémorielles peuvent cacher des appels à la rancune, ou à la vengeance privée. Ce serait là des cas d’abus de mémoire dont nous venons de parler.
Dans un second temps, les appels à la mémoire peuvent être orientés vers les victimes. De manière générale, le but de la mémoire orientée vers les victimes constitue l’une des multiples façons de les réhabiliter dans leur dignité humaine et leur personnalité morale bafouées par les bourreaux ou les criminels présumés ( ). Dans un système dominé par l’impunité systématique des crimes graves, la seule manière pour marquer notre désapprobation à ces actes criminels, c’est de faire ces appels à la mémoire. Dans certaines circonstances, le simple fait de conserver la mémoire des crimes, ou d’en faire appel, peut constituer une sorte de torture morale pour les bourreaux. Il suffit de se rappeler de ce qu’est devenu l’assassin de la bienheureuse Sœur ANUARITE, martyr congolais. Finalement, l’oubli des victimes est une façon de doubler et même de tripler leur souffrance : Elles sont victimes des actes criminels, victimes de l’impunité et finalement victimes de notre oubli.
La légitimité du devoir de mémoire envers les martyrs
Il me parait cependant important, dans le cadre de la journée d’aujourd’hui d’’insister sur une catégorie particulière des victimes. Parmi les victimes, on peut distinguer deux catégories : Les victimes qu’on qualifierait de simple, c’est-à-dire les personnes qui ont eu la malchance de se retrouver au mauvais endroit et au mauvais moment ; et les victimes qui sont victimes des actes criminels en raison de leur courage et de leur lutte pour défendre une cause noble et qu’on appelle les MARTYRS. Ainsi un traitement particulier mérite d’être fait en leur faveur. En effet, les actes criminels qui ont été commis contre ces personnes, ne visaient pas seulement à leur anéantissement physique, mais à les réduire au silence. Le silence de notre part constitue une condamnation a posteriori de leur courage et de leur militantisme en notre faveur et c’est franchement inacceptable.
Si nous gardons silence, si nous les oublions, surtout si nous commençons à les présenter à nos enfants comme des exemples négatifs (si tu fais ceci tu risques de finir comme X) alors, là nous aurons été complices de leur mort. Nous aurons donné une légitimité aux actes criminels de leurs bourreaux, qui les traitaient bien évidemment d’extrémistes. Notre seule manière de leur exprimer notre reconnaissance pour la lutte qu’ils ont menée et payée de leur vie, c’est de les faire vivre en nous en continuant leurs œuvres. Le message que nous aurons ainsi lancé aux bourreaux, c’est qu’en tuant un Mgr KATALIKO, ils ont fait naitre plusieurs autres KATALIKO ; qu’en tuant un Mgr MUZIHIRWA, ils ont fait naitre plusieurs autres MUZIHIRWA. Les martyrs du Kivu ne se limitent pas seulement à ces archevêques de BUKAVU. On pourrait aussi citer les défenseurs des droits humains comme feu Pascal KABUNGULU, le journaliste de la Radio Okapi, Serge MAHESHE, tous deux tués à BUKAVU. Les martyrs ne sont pas toujours des personnes qui ont exercé des fonctions qui leur ont conféré une visibilité sociale, pouvant faire médiatiser les circonstances de leur mort. C’est aussi ces braves gens qui ont été fauchés rien qu’à cause du fait qu’ils ont voulu venir en aide à un voisin agressé par les voleurs à mains armées, ce qui est devenu fréquent en RDC, et tant d’autres encore qui sont tués dans l’anonymat.
S’il existe des personnes qui sont plus gênantes après leur mort que de leur vivant, je crois que les martyrs font partie de cette catégorie. Leur mort déclenche généralement une dynamique qui échappe aux bourreaux. L’idée peut être rapprochée de ce que l’on dit en Afrique que « finalement les morts ne sont pas morts », s’ils peuvent trouver des personnes qui poursuivent leurs objectifs, leur lutte, et qui, par ce fait, les immortalisent ( ). La chrétienneté n’est pas non plus éloignée de cette logique. En latin, on dit « sanguis martyrum, semen christianorum » pour dire que le sang des martyrs est la semence du christianisme. Il n’existe donc pas de christianisme sans le sang des martyrs.
Conclusion
Au-delà de la nécessité de réhabiliter la dignité humaine et la personnalité morale des martyrs, le devoir de mémoire orientée particulièrement vers les martyrs, vise à susciter dans les générations présentes et à venir, non pas la haine ni la rancune, mais plutôt la vertu, le courage et la détermination qui ont animé ces martyrs. Plutôt que de passer sa vie à se préoccuper que des plaisirs égoïstes ou charnels d’ici bas, apprenons plutôt, à l’instar des martyrs dont nous commémorons aujourd’hui la mort, à consacrer courageusement notre vie à défendre la cause du plus faible, c’est-à-dire la veuve, l’orphelin et l’opprimé.
Fait à Bruxelles, le 28 octobre 2007
Jacques MBOKANI
Beni-Lubero Online





