





Dans les années 1970, alors que l’on sortait du traumatisme de la guerre dite de « Simba Mulele Maï » et que l’on réalisait avec effroi le vide laissé par les Expatriés dépossédés de leurs biens par la magie de la « zaïrianisation » décrêtée par Mobutu, beaucoup de zaïrois tergiversèrent et eurent du mal à saisir les opportunités qui s’offraient à eux. Ils mettront longtemps avant de s’apercevoir qu’ils étaient capables de prendre le relais de ceux qui venaient de quitter le pays et qu’ils pouvaient ainsi devenir à leur tour des « Patrons », des « Bwana », des « Mzungu ». Une situation quelque peu similaire se vit à ce moment en Namibie par les Namibiens de souche. Ayant accédé à l’indépendance depuis maintenant une vingtaine d’années, beaucoup d’entre eux pensent encore que le commerce international leur est inaccessible ou qu’il serait l’apanage de seuls Afrikaners (Sud-africains) ou Allemands, – les anciens colons. Ainsi, un clivage subtil est entrain de naître dans ce pays d’Afrique australe où les nationaux dominent la scène politique tandis que l’économie reste essentiellement entre les mains des Blancs. Les Namibiens de souche ont-ils misé sur le bon cheval? L’avenir le dira.
Contrairement à ces Namibiens, le sens des affaires s’est manifesté très tôt chez les congolais en général, et chez les Nande en particulier. Ce ne furent donc pas les biens (mal) acquis de la zaïrianisation qui provoquèrent ce déclic. « La fibre commerciale serait inscrite dans les gènes de ce peuple », nous disait, sur un ton de plaisanterie un Européen ayant séjourné récemment à Butembo. Pour revenir à la zaïrianisation, la plupart de ces nouveaux « patrons » déchantèrent très vite et mirent aussitôt la clé sous le paillasson car ils n’avaient pas été préparés pour gérer des structures industrielles ou agricoles de cette envergure. Malgré leur qualité de députés, comme ce fut le cas pour la plupart d’acquéreurs, autrement dit, de personnes instruites et moralement irréprochables, cela ne suffisait pas pour faire d’eux des as dans les affaires commerciales.
Pendant ce temps, une brochette d’hommes d’affaires originaires de Beni-Lubero, évoluèrent avec très peu de moyens. Grâce à leur gestion drastique des finances, beaucoup parvinrent à se procurer de gros véhicules pour leur commerce. Ces acquisitions intervenaient quelque fois avant même qu’ils ne s’achètent leur première voiture pour assurer leurs déplacements de loisirs, un signe révélateur s’il en faut de leur abnégation au profit d’abord de la consolidation de leur business. A ce titre, on pourrait évoquer le cas de tous ces véhicules qui arpentaient la route de Mangina pour se rendre à Kisangani y livrer des légumes. Les « patrons » de ces véhicules n’étaient autres que les Musienene, les Makakalo Michel, les Kingelembu… bref, des gens tellement discrets et dont on ne se souvient d’ailleurs plus de nos jours. Les générations suivantes se montreront elles aussi dynamiques mais toujours préférant évoluer dans l’ombre.
Au commencement était le phénomène « Kipuli »…
Au départ, il est vrai, la créativité n’était pas au rendez-vous. Les activités de commerçants se limitaient à l’achat et à la vente des produits agricoles, à tenir une échoppe, ou encore à faire du transport des marchandises. C’est cette dernière activité qui conduira à l’éveil de la « fibre commerciale » évoquée par l’Européen cité plus haut. A bord de leurs camions Magirus, Saviem, Leyland ou autres Bedford, les Nande se rendirent à Kisangani, mais aussi à Isiro, Mungbere, Bunia et Goma. Plus tard, ils se mirent aux camions Mercedes de la série 911, 1113, 1313 et enfin au très apprécié 1513.
Toutefois, c’est l’arrivée sur le marché d’une nouvelle gamme de camions qui changera complètement la donne. Il s’agissait des Mercedes 1921, des Fiat 682 N3, suivis des Mercedes 1924, et enfin des Mercedes 1924 à pots d’échappements latéraux accolés à la cabine et conférant au camion sa forme austère. Ces modèles de véhicules étaient connus dans la région sous leur surnom de « Kipuli ». Eh bien, grâce aux « Kipuli », le commerce se développera vite, très vite même. Les véhicules se suivaient en faisant ce qu’ils appelaient des colonnes, chapeautés par un chauffeur qui s’appelait à l’occasion « Chef de colonne » et qui décidait au nom du groupe où ils allaient stationner dès la tombée de la nuit. Ils traversaient Beni vers le soir avec l’objectif de camper à Oïcha. La cité d’Oïcha se développa du coup avec l’afflux tous les soirs d’aussi grands convois automobiles. L’unique marché « Kisangani » devint trop étroit pour résorber les cargaisons de marchandises qui arrivaient à flots.
De bons débuts grâce à la communication radiophonique
A cette époque-là, en l’absence d’un réseau téléphonique au Zaïre, la C.B. ou phonie joua un rôle de premier plan. Les gens s’envoyaient de courts messages, du genre des télégrammes, dont le texte était reconnaissable à ses mots dépourvus d’articles et à ses phrases finissant généralement par stop ou fullstop. Certaines agences de communications par C.B. s’arrogèrent même un rôle dévolu aux institutions financières, en effectuant des « virements phoniques », des transferts d’argent.
Du côté des commerçants, la question était de savoir quelle marchandise charger au prochain voyage pour Kisangani. Ils s’épiaient mutuellement jusqu’au point d’en arriver à « voler », – en détournant en leur faveur, – les commandes adressées à leurs confrères du métier. Pour ce faire, il suffisait, la plupart de cas, qu’ils se mettent à l’affût de communications qui se faisaient à la phonie du Bureau de la Poste de Butembo. En petits malins, ils se garaient non loin feignant d’attendre leur rendez-vous radiophonique. Or, à la phonie, il fallait élever la voix pour se faire entendre par son interlocuteur de l’autre côté du bout du fil. Il fallait aussi se répéter à maintes reprises car, par exemple, le chiffre 5 pouvait très bien se faire passer pour un 7 dans l’oreille du correspondant. Malheureusement, en criant, certains ignoraient que les paroles avaient de fortes chances de tomber dans des oreilles indélicates! « Il n’y a plus de haricots ici à Kisangani », disait un jeune ‘stockeur’ depuis Kisangani à son infortuné frère se trouvant en ligne à la phonie de Butembo. Et son correspondant de répéter tout haut : « Dites-vous qu’il n’y a plus de haricots sur le marché de Kisangani? – à vous! »
C’était déjà tard ; le pauvre venait de vendre la mèche sans le savoir. Car le concurrent, plus fortuné que lui et qui stationnait au loin sur une moto « banalisée », démarra en trombe pour instruire aussitôt ses ouvriers de charger immédiatement le ‘Kipuli’ pour Kisangani. Pendant que notre ‘stockeur’ se rendait en brousse en vue de réunir la marchandise et d’honorer sa commande dans le délai, le Kipuli du concurrent arrivait déjà à destination et se garait à Makiso. Et la prochaine fois lorsque notre petit bonhomme espionné passera à la phonie pour annoncer que la marchandise était prête pour le départ, le temps de trouver un camion à louer, son correspondant lui annoncera avec beaucoup d’amertume que le « terrain » était déjà envahi par un « gros calibre » de Butembo. Les petits commerçants se sentaient trahis. Ils étaient appelés à s’effacer au profit de grands.
Quand bien même ces « petits joueurs » cherchaient à protéger leur business en usant d’un langage codé tout au long de leurs communications radiophoniques, – jusqu’à créer de termes tels que « Pigeon vert » pour désigner les haricots, – leurs « espions » arrivaient toujours à décrypter leurs messages et à s’approprier les idées y contenant. Les plus cyniques de ces hommes forts vulgarisaient même les fameux codes. C’est ainsi que l’appellation « pigeon vert » est tombée dans le domaine public et rentrée maintenant dans le vocabulaire courant! C’est aussi à cette même période que les banques n’effectuaient plus des transferts nationaux, ce qui obligeait de voyager avec de grosses sommes d’argent en poche, la peur au ventre. Les commerçants Nande créeront alors leur mot de code pour designer les dollars US qu’ils convoyaient, appellation qu’ils n’ont pas pu contrôler, eux aussi, assez longtemps, car le mot « Ngohe » a été vulgarisé jusqu’auprès même des « non-initiés ».
Mais la ruée vers l’Eldorado qu’était devenue la ville de Kisangani sera de courte durée. Le marché était vite saturé. Le plan B fut donc activé : il fallait se ruer sur tous les bateaux faisant la navette entre Kisangani et Kinshasa afin de conquérir la clientèle kinoise de plusieurs millions d’âmes. A Beni, les séchoirs à café servirent par moments au séchage d’oignons afin qu’ils tiennent longtemps jusqu’à leur livraison à Kinshasa. Les bateaux rapides de Beltexco, de Dokolo… furent sollicités à cet effet. Kinshasa découvrira ainsi nos productions maraîchères à des prix plutôt compétitifs par rapport aux mêmes denrées transitant par Goma via des vols commerciaux Shabair et Scibe-Zaïre. Et tout ça, jusqu’au jour où Mufuta-Bangi dira son dernier mot.
« Tabu Mufuta-Bangi » ou un virage à 180 degrés!
En fait, les routes se dégradèrent. Les pauvres Mercedes 1924 Kipuli revenaient de Kisangani chargés d’huile de palme, du savon Sorgeri, de la bière Primus et, en prime, ils étaient chargés d’écriteaux peu flatteurs faits avec de la boue ou de l’argile indiquant à caractères d’imprimerie, sur tous les flancs de la carrosserie, le fameux slogan « Tabu Mufuta-Bangi ». Traduction : « Souffrances à Mufuta-Bangi ». Mufuta-Bangi est un lieu-dit situé entre Eringeti (Nord-Kivu) et Komanda (Province Orientale), réputé pour ses énormes trous sur la route, capables d’engloutir littéralement de grands camions au point que les traverses de carrosseries se retrouvent à ras du sol! Comme si cela ne suffisait pas, certains ponts devinrent aussi impraticables. Les camions mettaient deux bons mois pour faire les 800 Km séparant Butembo de Kisangani. Impossible en pareil cas d’envoyer des pommes de terre, des oignons sur une route de cette nature. Le glas venait de sonner. Dès leur retour d’une telle expédition, nos braves « Kipuli » devenaient de simples musées dans l’enceinte de parcelles de leurs propriétaires, un virage à 180 degrés par rapport au rôle qu’ils étaient appelés à jouer dans l’essor du commerce dans la région. Leurs loyaux services furent réduits dorénavant au ramassage du bois de chauffe à Butuhe… Quelle fin tragique de ce qu’on appelait affectuellement « Kipuli – Serpent de la route »!
Néanmoins, de ce malheur jaillira une réflexion fort intéressante. Laquelle? « Et si on exploitait autrement ce même véhicule en s’inspirant des « Orient[aux] » (les camionneurs Somaliens) très présents dans le transport transfrontalier? » A cette époque, aucun commerçant Nande n’avait eu l’idée de concurrencer TMK, Agetraf ou Amiza dans le transport transnational. La reconversion des « Kipuli » se fit donc comme par enchantement. Après les premières expériences prometteuses d’un commerçant, on verra la plupart de grands importateurs s’y lancer à corps perdu de la même manière qu’ils s’étaient livrés avec acharnement à une « guerre » commerciale sur les routes de Boyoma. Désormais tout le monde voudrait avoir son « Transit Goods », (entendez : son propre camion), pour évacuer son propre fret de Mombasa à Butembo et vice-versa. Dans le cadre de leurs activités d’import-export, ils livraient au port de Mombasa (Kenya) des conteneurs pleins de café, de quinquina, de bois… et ramenaient de ce port leurs marchandises diverses venant d’Asie.
Ceci constituera un grand tournant dans l’approche du commerce international à Beni-Lubero car les commerçants contrôlaient dorénavant tous les rouages de leur business. En 1988, M. André Kavula, un fils du coin et patron de Recodi Interports, viendra de Kinshasa pour s’installer à Beni où il tutoya la très sérieuse TMK en se positionnant en tant que transitaire, jusqu’à faire ombrage à Agetraf et à Amiza. Le boom économique était né et la concurrence dans ce domaine devenait intéressante pour les exportateurs.
Et de fil en aiguille les hommes d’affaires se mirent à raisonner à voix basse : « Pourquoi ne pas aussi conquérir le domaine de la douane en créant une agence de douanes? » Et plus tard : « Pourquoi ne pas avoir un représentant permanent à Mombasa? » Mais aussi : « Tant qu’on y est, pourquoi ne pas envoyer le petit Kambasu s’occuper de manière permanente de nos achats à Dubai? ou le petit Mbale à Bangkok tandis que Katembo serait basé à Jakarta? » Bref, ils avaient du flair! Et ce fut un cheminement logique d’idées qu’ils concrétisaient dans la mesure où ils avaient entre-temps accumulé d’énormes réserves des billets verts.
Fini le temps de phonie, bonjour le temps de fax. Pour obtenir son visa, il fallait faxer la photocopie de son passeport. C’est ici qu’interviendra un autre fils du terroir, l’argentier Pay-Pay wa Syakasighe. Son système de télecommunications par satellite était le plus cher qui soit. Une page envoyée pouvait coûter jusqu’à 35$! Une minute de communication à 7$! Mais l’important c’est qu’il rendit service à la communauté en désenclavant Beni-Butembo. Avant l’implantation de ce système de télécommunication Inmarsat à l’Auberge de Butembo, les commerçants avaient le choix de se rendre soit à Gisenyi, au Rwanda, ville située à plus de 300 Km, soit à Kampala, en Ouganda. De l’Auberge, nos hommes d’affaires pouvaient désormais recevoir des commandes et envoyer par retour des factures proforma. L’histoire ne dit pas si les commandes reçues à l’Auberge étaient détournées comme ce fut pour la phonie de la Poste. Mais une chose est sûre, l’ère de la modernité venait de naître dans le Grand Nord… (à suivre)
Kasereka KATCHELEWA
Aisy-sur-Armançon, France
©Benilubero Online





