





Introduction
Tout le monde ou presque se plaint de la misère dans laquelle nous sommes vautrés ou enlisés depuis des décennies. Le fait d’en parler ou d’épiloguer à son sujet n’a jamais été d’un quelconque secours. Du reste, plus on en parle plus elle s’exacerbe, en d’autres termes, plus la situation empire. Comment expliquer l’invincibilité de cette misère que nous vivons au quotidien, qui semble nous avoir maîtrisés, qui nous crétinise et nous abâtardit au point de faire de nous de perpétuels assistés pour ne pas dire de perpétuels mendiants en dépit de ressources naturelles et humaines dont regorge le Congo dit démocratique?
Son invincibilité me parait tenir à deux éléments de notre culture ou tradition qui, à mon estime, sont les causes profondes mais cachées de notre tragédie. Il s’agit, d’un côté, de la répartition inéquitable du plat familial où la part du lion est réservée au chef de famille et du traitement de faveur dont bénéficie “l’étranger”, un terme générique qui désigne aussi
bien le visiteur local que le citoyen d’un autre Etat appelées l’un et l’autre “omugheni” dans la langue Yira, “mgeni” en Swahili et “mopaya” en Lingala.
La tradition est, en effet, un des phénomènes sociologiques ambivalents. Dans son ambivalence, la tradition a ceci de particulier qu’elle façonne des comportements qui se transmettent de manière automatique ou mécanique de génération à génération et qui, de ce fait, sont considérés comme sacrés et, par voie de conséquence, comme non sujets à caution.
a. La répartition inéquitable du plat familial
La pratique consistant, dans la répartition du plat familial, à réserver “la part du lion” au chef de famille semble être généralisée dans le monde noir. Que faut-il entendre ici par “part du lion”? Ce sont les meilleures carottes de mais, les meilleures ignames, les meilleures patates douces, les meilleures pommes de terre … réservées par l’épouse ou par son substitut au chef de famille. Cette pratique est davantage mise en évidence quand il s’agit d’un plat carné (viande ou poisson) à cause de sa rareté. Alors qu’une bonne partie de ce plat va au chef de famille, tous les autres doivent se contenter sans murmurer de parties moins appétissantes dudit plat: cou, extrémités des ailes, pattes, tête s’il s’agit d’un poulet, ou tête et queue quand il s’agit d’un poisson.
Point n’est besoin de dire que la tête du poisson est décharnée parce que constituée en grande partie d’os. Il en est de même de pattes et de bouts des ailes du poulet. Ne pouvant logiquement pas venir à bout de sa part, le chef de famille peut alors se permettre de faire des faveurs à qui il veut en tendant un morceau de viande ou de poisson à celui-ci ou à celui-là ou en associant un de ses enfants favoris à sa part. C’est exactement de cette façon que se conduisent les hommes politiques qui substituent la pratique du favoritisme
à celle de la justice.
Les discussions houleuses que j’avais à ce propos avec les étudiants en provenance de différents horizons culturels qui ont eu à défiler dans mes auditoires de Kinshasa étaient révélatrices d’une chose: l’universalité de ce curieux phénomène dans le monde noir en Afrique. A ma dénonciation de la répartition inéquitable du plat familial, la grande majorité des étudiants objectait que “la part du lion” réservée au chef de famille se justifie par ceci qu’il a besoin de récupérer les énergies perdues pendant la journée au
service des siens: durs travaux champêtres, construction des cases, voyages d’affaires,
prestations stressantes au bureau…
Nul ne peut nier que la misère dans laquelle croupit la majeure partie de la population congolaise, pour ne citer que celle-là, est tributaire de la répartition inéquitable du fruit du travail collectif. Cette façon de faire devenue un mode de gouvernement me paraît avoir comme source ou fondement invisible la répartition inéquitable du plat familial consacrée par la tradition. Comment, en effet, un enfant qui assiste au quotidien à ce mode de partage déséquilibré ou disproportionnel peut-il avoir le sens de la justice une fois grand et responsable d’un groupe social? Dans son subconscient, il sait que le chef c’est celui à
qui la part du lion revient de droit, part du lion que, par conséquent, personne n’a le droit de remettre en cause ou de problématiser. C’est bien cela qui se vit dans notre pays ou les chefs, à tous les échelons de la pyramide gouvernementale ou administrative, se croient en droit de s’octroyer des avantages qui défient l’imagination et, ce faisant, d’acculer tous
les autres à la portion congrue ou, soit dit autrement, à la misère. L’on ne doit donc pas
s’étonner que tout le monde aspire à devenir chef dans ce contexte où la prédation est permise à quiconque a une parcelle de pouvoir ou d’autorité. L’on ne doit pas non plus s’étonner si dans un tel contexte le développement tarde à rendre visite à nos pays.
b. Le traitement de faveur réserve à “l’étranger”
La seconde cause inconsciente de notre misère c’est ce que j’ai appelé plus haut le traitement de faveur dont bénéficie, au nom de l’hospitalité, “l’étranger” (omugheni, mgeni, mopaya). La tradition reconnaît à celui-ci un certain nombre des droits parmi lesquels celui d’être bien entretenu. Bien entretenir un visiteur c’est, entre autres, lui servir des délicatesses gastronomiques à l’exclusion des membres de la maisonnée dont l’alimentation reste inchangée.
Quand le visiteur est là, la cuisson d’un poulet ne veut pas forcement dire qu’on va manger du poulet. Cela veut dire que ledit poulet est préparé pour faire honneur et plaisir au visiteur. S’ils ont de la chance, les autres doivent se contenter de la sauce. Sinon, d’une manière générale, ils sont condamnés au régime végétarien. Consommer son fufu, son ugali avec des légumes amères ou avec le jus de haricots alors que de la viande a été préparée: rien de plus pénible pour les enfants. Pendant que tous les autres sont réduits à la portion congrue, on fait patauger “l’étranger” dans l’abondance.
Sous d’autres cieux, la présence du visiteur est une occasion de fête pour toute la maisonnée: on se met tous autour d’une même table laquelle est mieux garnie que d’habitude aussi bien en mets qu’en boissons. Chez nous, elle se révèle plutôt être une occasion ou les membres de la partie accueillante doivent faire montre d’ascèse ou d’abnégation feinte. Je me rappelle avoir un jour eu le culot de demander à maman par où était passé le plat de viande qui avait été préparé. J’étais en colère. Sa réaction était brutale: “Ne me pose plus jamais ce genre de question”, m’avait-elle répondu. On se prive et on prive les siens au nom de l’hospitalité qui veut que le visiteur soit vaille que vaille mis à l’aise. Il s’agit, à mon avis, d’une hospitalité, mal comprise même si elle est régie par le principe de réciprocité auquel se trouve suspendue une légitime attente: celle d’être traité de la même façon chez les autres.
Tout porte à penser que cette façon d’accueillir les visiteurs influe inconsciemment sur le traitement de faveur réserve au visiteur étranger, surtout celui portant le label de “omusungu” en Yira, “mzungu” en Swahili ou “mondele” en Lingala. En RDC, ce label
s’applique aux blancs et subsidiairement aux asiatiques. Le visiteur étranger a droit à tous les égards imaginables ainsi qu’au confort habituellement refusés à l’autochtone, décroche presque sans efforts des contrats léonins et bénéficie d’une liberté de mouvement et de manoeuvre généralement méconnue ou, à mieux dire, contestée au compatriote. Tout le monde sollicite ou mendie son amitié.
Aussi a-t-il facilement accès à ce dont il a besoin. Ce qui lui permet de se taper à bon compte une vie prospère et agréable: terres, pierres précieuses ou autres matières premières, services, la plus belle femme du coin… Consciemment ou inconsciemment, le
visiteur étranger est placé dans des conditions d’autant plus favorables qu’elles le prédisposent au succès dans ses activités. A tout prendre, le traitement de faveur dont il bénéficie a ceci comme conséquence paradoxale que le citoyen étranger (alien citizen) se sent plus chez lui dans le pays hôte que l’hôte lui-même: l’autochtone. Autrement dit, plus le pays d’accueil devient hospitalier au citoyen étranger, plus il devient inhospitalier à l’autochtone. C’est là où le bât blesse. Je n’ai rien contre l’hospitalité dont la pratique est, du reste, vivement recommandée par le Maître de l’univers: Dieu. Mon problème est que celle-ci ne doit en aucune façon se pratiquer au détriment des membres de la partie accueillante.
Conclusion
Les réflexions qui précèdent montrent que, dans nos pays et en particulier le nôtre, le chef est aux siens ce que l’étranger est aux membres de la partie accueillante. L’un et l’autre symbolisent la prédation manifestement cautionnée par nous-mêmes. De ce point de vue, nous sommes nous-mêmes les artisans des malaises sociaux qui nous minent et nous maintiennent dans le sous-développement. Etant donc donné les dérives auxquelles il conduit, notre système culturel de partage du plat familial et d’accueil du visiteur local ou étranger est à revoir de fond à comble si l’on veut que le monde noir s’engage sur la voie du développement et, par choc en retour, connaisse des lendemains radieux. Le plus tôt serait le mieux. Aucun développement n’est possible sans la pratique de la justice laquelle a partie liée avec la vie éthique. Ricœur définit celle-ci comme étant la vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes. Etant le socle de la société, la famille se veut être une institution où prévaut la justice pour que ses jeunes membres s’en imprègnent.
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P. Léopold Kamundu, O.Praem.,
New York, USA
Beni-Lubero Online





