





« Les Etats n’ont pas d’amis. Ils n’ont que des intérêts » dixit De Gaulle. Essai de déconstruction d’une vision du monde pathologique
« Les Etats n’ont pas d’amis. Ils n’ont que des intérêts », voilà les deux bouts de phrases qui reviennent souvent dans la bouche de certains de nos compatriotes quand, dans leur élan de sadomasochisme, ils glorifient le Rwanda et ses parrains pillant le Congo de Lumumba. Il n’est pas rare d’entendre des compatriotes dire : « Nous ne cessons de répéter que le Congo est potentiellement riche. Que faisons-nous de toutes ces richesses potentielles ? Rien. Les Rwandais eux, les volent et construisent leur pays. Les multinationales les transforment en produits finis qu’elles mettent sur le marché. Et puis, que voulez-vous. Il faut être réaliste : Les Etats n’ont pas d’amis. Ils n’ont que des intérêts. »
Au nom du « réalisme »
Ces propos psittacistes ont l’air d’être cohérents et « réalistes ». (Dans le dictionnaire de psychologie, le terme psittacisme a pour origine latine psittacus, qui signifie perroquet. Il est employé pour qualifier la répétition mécanique d’expressions, phrases ou formules par un sujet, qui ne les comprend pas nécessairement, comme un perroquet.) Si vous rétorquez que le vol ou le recel ne se transforment pas en « vertus » du moment que les produits qu’ils procurent servent à construire des villes ou à produire des « gadgets », vous vous entendez dire : « L’économie marchande n’est pas morale. Les marchands sont cyniques. » Donc, les Etats marchands peuvent être cyniques dans la défense de leurs intérêts au point de nier la possibilité de toute amitié entre eux. Ces propos psittacistes sont dogmatiques au nom du « réalisme ». Ils se répètent comme un « credo » en excluant toute possibilité de construction de contre-discours mettant à l’avant plan d’autres façons de faire et de coopérer qui ne soient pas fondées sur le cynisme (et la mort). Dans ce contexte, le discours de ces compatriotes sur nos millions de morts devient ambigu. Il les déplore tout en soutenant le discours qui y conduit. Certains initiateurs de ce discours et leurs clients continuent d’être pris au sérieux quand ils visitent notre pays.
Le plus grave est que ce psittacisme nie le caractère construit des propos de De Gaulle à partir d’une vision du monde capitaliste considérée comme le seul horizon indépassable de toute approche de la relation à l’autre. Cette vision capitaliste du monde fondée sur les règles de la compétitivité et de la concurrence en semble souffrir d’aucune remise en question chez les compatriotes susmentionnés. Les critiques superficielles formulées à son endroit ne touchent pas les principes auxquels il obéit. Ceux-ci privilégient la rivalité comme mode de gestion de la relation à l’autre. La gestion rivalitaire de la relation à l’autre fait de ce dernier soit un moyen (pour l’accumulation de biens) ou un ennemi à combattre (et/ou à abattre). Si l’Occident, ce centre messager de la bonne parole de la rivalité suicidaire, contient (encore) les débordements qui en découlent, c’est grâce à son système de redistribution du minimum vital, à l’organisation de sa justice et de sécurité. La crise financière risque, s’il n’y prend garde, de faire sauter les digues !
Psittacisme et contrôle de la pensée
Disons que répéter comme un perroquet que « les Etats n’ont pas d’amis. Ils n’ont que des intérêts) en mettant entre parenthèse le fait que ces deux bouts de phrases participent d’une vision du monde capitaliste excluant toutes les autres peut trahir un ensorcellement des cœurs et des esprits préjudiciable pour notre devenir commun. Pourquoi ? « Ce credo » participe du contrôle de la pensée collective par la pensée dominante capitaliste (à travers l’école, l’université et les médias dominants). Il enchaîne la pensée. Or, comme le souligne à juste titre Woodson, « si vous contrôlez la pensée d’un individu, vous n’avez pas besoin de vous inquiéter de ses actions. Lorsque vous déterminez la façon de penser d’un individu, vous n’avez pas besoin de vous préoccuper de ce qu’il fera. Si vous parvenez à lui donner un complexe d’infériorité, vous n’aurez pas à la forcer à accepter une position inférieure, car il recherchera cette position pour lui-même. Si vous le convainquez qu’il est à juste raison subordonné, vous n’avez pas besoin d’exiger de lui qu’il passe par la porte de derrière. Il passera par cette porte sans qu’on le lui demande ; et s’il n’y a pas de porte de derrière, sa nature même en exigera une. » (WOODSN, C.G., The Mis-Education of Negro. Washington, D.C., The Association of Publishers, IN., 1993, p. 84-85).
Le pouvoir ensorceleur des cœurs et des esprits contenu dans ce « credo » conduit à la négation et/ ou refus d’autres visions du monde d’hier et d’aujourd’hui privilégiant la coopération, la fraternité, la solidarité et l’amitié comme fondements de la relation (économique) aux autres.
Le peu d’attention accordé au socialisme du XXIème siècle tel qu’il est en train de naître en Amérique Latine au profit de l’imposture démocratique occidentale dans notre pays trouve ici l’une de ses justifications. Et pourtant, l’alternative bolivarienne pour les Amériques (l’ALBA) est de plus en plus un exemple éloquent de la démonétisation de la compétitivité au profit de la coopération, de l’accumulation brutale des capitaux qui dépossède les plus faibles au profit de l’amitié mêlée au troc (médecins cubains contre le pétrole vénézuélien), etc.
Le pouvoir ensorceleur des cœurs et des esprits du « les Etats n’ont pas d’amis. Ils n’ont que des intérêts » est une tentative de disqualification de nos traditions où le diyi dimpe (la bonne parole, la parole porteuse de fraternité et de l’amitié) partagé vaut plus que les biens matériels. Diyi dimpe mbalanda nansha kumpele kantu, dit un proverbe Luba.
Mine de rien, répéter « ce credo », c’est tomber au quotidien dans un viol de l’imaginaire disqualifiant nos cultures au nom de l’existence capitaliste que certains occidentaux qualifient de très malade, de pathologique. (Lire ARNSPERGER, Critique de l’existence capitaliste. Pour une éthique existentielle de l’économie, Paris, Cerf, 2005 ; C. FLEURY, Les pathologies de la démocratie, Paris, Fayard, 2005).
Mais comment faire pour sortir de la reproduction d’une vision du monde foncièrement malade, pathologique ? Voici quelques propositions.
D’abord, il est important de la connaître de l’intérieur, d’approfondir cette connaissance et de manière permanente. Nous ne le dirons jamais assez : « Notre pays doit avoir « ses spécialistes » et « ses experts » de l’Occident. Des patriotes qui étudient cet « accident » de manière permanente et partagent le fruit de leurs recherches avec l’élite politique, religieuse, culturelle de notre pays et avec nos populations. »
Ensuite, il est toujours important de déconstruire les « mots d’ordre », de les questionner au lieu de les répéter comme des perroquets. Au besoin, de les questionner en nos langues. Pour le credo dont il est question dans ce texte, dans notre langue vernaculaire, nous le questionnerons par exemple en ces termes : « Mudi bakalenge ba matunga adi amba ne mamanye malu abenga bulunda maswe amu bintu mmunyi ? Kadi se betu banyinka bakadi bamba se mukalenge batu bamufinga bantu kabatu bamufinga nsona (bintu) ? Se bakadi bamba se : « Shiya bintu ngwa kala, nyisu wafwa washiya nyoko, nyoko wafwa washiya bibia, bibia balwa kubiangata kudi badidi. Matunga aa ikala mamanye mudi kufwa ne mudi kuya moyo, bawu bakalenge bafwila bintu ? Aba bantu aba mba kulonda bushuwa ? »
Enfin, pour rompre avec le psittacisme, il serait souhaitable que nous (ré) apprenions à penser et à travailler prioritairement dans nos langues (sans négliger le multilinguisme). Nous utilisons ici le verbe penser (kulepesha lungenyi ne meji, en tshiluba) dans le sens de cette opération qui possibilise l’élargissement des horizons de nos connaissances et de nos savoirs, de nos savoirs-faire, de nos savoirs-être dans un dialogue permanent avec nous-mêmes (nos traditions et nos cultures), les autres et l’Autre.
Cet exercice exige une réorientation fondamentale de l’éducation et de la formation citoyenne au niveau nationale : nous sommes l’un des rares pays au monde qui dit sa fierté d’être majoritairement francophone ; sans honte. (Chose impensable en France, en Chine, au Japon, aux U.S.A., en Allemagne, etc.) Et dans l’entre-temps, nous assistons, chez nous, à une sérieuse montée de l’illettrisme lié au taux exponentiel de l’analphabétisme, à l’effondrement de l’école et de l’université (organisée en français) et à la course pour des titres académiques vides de contenu. Il faudrait penser à recréer notre bonheur autrement « Heureux, écrit Aminata Traoré, sont ceux qui pensent s’expriment et travaillent dans leur propre langue ; bien des interprétations erronées de leur propre situation leur seront épargnées ». (Le viol de l’imaginaire, Paris, Fayard, 2002, p.67). Longtemps après Mabika Kalanda, elle est convaincue (et nous avec elle) que « l’autre Afrique possible commence (…) par la décolonisation des esprits. Son avènement est un préalable à notre participation à l’ordre du monde sur des bases autres que celles de la subordination et de la simulation. » (Ibidem, p.165). Au Congo, nous en sommes loin d’avoir commencé à rompre avec ces bases de la subordination et de la simulation. Un autre leadership politique et une Assemblée constituante seraient des préalables indispensables à cette démarche refondatrice de notre pays.
J.-P. Mbelu
©Beni-Lubero Online





