





Sœur Marcella, de son vrai nom Marie-Marcella Huot, est arrivée au Congo-Léopoldville bien avant l’indépendance. De la Congrégation des Oblates de l’Assomption et très dévouée, cette religieuse française fut aussi celle qui permit l’implantation des Sœurs Orantes de l’Assomption à Beni.
G à D: Sr. Lina Ciuffreda et Sr Marcella Huot (en Côte d’Ivoire)
La mission de Mangina était alors dirigée par le Père Dominique, missionnaire assomptionniste hollandais qui s‘appelait en réalité Gerardus-Marinus Vermeij, et qui s’établit à Mangina en 1963. A son actif, il bâtit l’église, le presbytère et une maternité.
Un Rond Point au centre de la cité Mangina
Sœur Marcella, la première responsable du couvent des Sœurs Oblates à Mangina dès le début des années 70, fut chargée de la gestion de cette maternité. Elle était également à la tête de la section des handicapés formés en coupe-couture. La Maternité de Mangina était un beau joyau et bien équipée en literie. Néanmoins, quelques années plus tard, les matelas laissaient à désirer. En effet, certaines femmes repartaient chez elles après l’accouchement avec des pans entiers d’éponges [«Kivuta (mayi)»]. Ces petits bouts de matelas servaient ensuite à laver la vaisselle. Mettez-vous à la place de sœur Marcella, dans sa culture occidentale, et imaginez un instant sa colère face à ce comportement indigne!…
Néanmoins, pour nous qui fréquentions l’école secondaire de Mangina, sœur Marcella était d’abord un professeur de religion. Malgré son âge, elle était très souple. Elle se déplaçait toujours à pas pressés, à la pointe des pieds, comme si elle marchait sur des œufs. On ne savait pas quel âge elle avait et en réponse à cette question, elle nous apprit qu’il était mal poli dans la tradition française de demander à une femme son âge. Elle s’exprimait très couramment en swahili mais c’est son français nasillard qui nous impressionnait. Elle parlait très vite et bien; de toutes les façons, le français était sa langue maternelle.
Comme nous surnommions tous les professeurs, elle n’échappa pas à la règle. Son surnom « Unataka chai?» fut inspiré d’un fait vécu par un de nos camarades de classe qui était aussi un fervent croisé. Il fréquentait beaucoup les milieux ecclésiastiques et avait des entrées faciles chez les religieuses. Il nous disait qu’il était gêné à chaque fois qu’il se rendait chez les Sœurs et de voir celles-ci lui poser l’éternelle question «Unataka chaï?», ce qui veut dire «veux-tu une tasse de thé?».
Se référant à la tradition Nande qui interdit de poser une telle question à un visiteur mais plutôt d’agir en apportant ce que l’on veut proposer, ce camarade de classe estimait que les sœurs, avec leur «unataka chaï», n’étaient pas généreuses. Notre condisciple, dans son entendement, souhaitait voir les sœurs s’exécuter spontanément en apportant du thé sans poser des questions. Un point de vue que nous partagions tous à cette époque-là et qui rejoignait la culture locale, une culture bien différente de celle de la parisienne Marcella. En effet, notre «Unataka chai?» n’était pas si avare qu’on l’aurait cru! Pour preuve, elle avait tout fait pour que nous ayons une belle maternité à Mangina, un village où Marcella n’avait aucune attache familiale. Ensuite, discrètement, elle offrait des vêtements de friperie aux familles déshéritées. Par-dessus tout, elle s’impliquait à fond dans l’enseignement scolaire. Nous n’avions pas cette vision de choses. Notre regard s’arrêtait sur la forme et non sur le fond. Pauvre génération de petits jeunes inexpérimentés que nous étions! Une génération qui voulait avoir de ses bienfaiteurs : du beurre, de l’argent du beurre et la crémière en prime!
A Mangina, les traces laissées par sœur Marcella sont encore visibles trente ans plus tard. Quelle ne fut ma joie d’écouter un jour une petite fille chanter une chanson qui nous avait été apprise pour la première fois par cette bonne sœur vers la fin des années 70? Ce jour-là, je réalisai le bon travail laissé par notre professeur de religion…
Danse « Munde » des Mamans de Mangina en Avril 2011 lors d’une Réunion du Kyaghanda Kikulu
Je me souviens des événements qui avaient entourés cette chanson. Nous nous placions dans la cour de récréation en ordre de bataille, après avoir sorti une table dehors. Le tourne-disque y était ensuite déposé délicatement ainsi que son disque de 33 tours. A côté, étaient rangés quelques mouchoirs servant à enlever la poussière au fur et à mesure qu’elle se déposait sur ce matériel de musique flambant neuf. Et au milieu de ce décor trônait notre chorégraphe, une petite blonde aux yeux bleus cachés derrière une paire des lunettes claires. Toujours voilée et un crucifix en argent sur sa poitrine flasque, elle portait une robe blanche assortie d’une longue ceinture noire attachée sur ses hanches. Ses mollets ronds et musclés étaient mis en valeur par ses mocassins noirs desquels sortaient des chaussettes courtes de couleur blanche. C’était sœur Marcella. Elle nous faisait faire la chorégraphie artistique pour interpréter plusieurs poèmes.
Le plus connu et le plus expressif fut «Les matelots». L’une des strophes disait : C’était un bateau qui était grand, qui était beau Ohé! Les matelots! Il fendait les vagues, il fendait les flots Ohé! Les matelots! Sur la mer immense chantaient les matelots! Il fallait réaliser des gestes précis pour imiter des matelots entrain de se débattre dans leur bateau pris par des vagues. A cet effet, on devait mimer les gestes de ces hommes en faisant comme si l’on s’agrippait d’abord sur le mât et qu’on grimpait dessus en vue d’attraper les haubans et ainsi tirer sur les cordes afin de contrôler la voilure du bateau dans la tourmente. Il fallait synchroniser nos gestes dans une élégance et une subtilité pleinement assumées. Et ce gestuel, propre à l’univers occidental, demandait beaucoup d’originalités en fonction de la variation du rythme de la musique.
Pour un élève de Mangina qui n’avait jamais vu la mer, qui n’avait jamais vu un bateau, ce n’était pas facile de rentrer dans la peau d’un matelot. Mais sœur Marcella était tenace, persuasive et ne manquait pas d’imaginations. Elle savait créer des figures, des scènes. Bien des fois elle arrêtait brusquement la musique pour attirer notre attention sur de moindres détails alors que le ballet était bien lancé! Chacun se devait de bien interpréter son rôle. Notre maître danseur, Marcella, pouvait changer sans préavis la chorégraphie d’une scène deux ou trois fois la même journée jusqu’à ce qu’elle puisse se satisfaire de la cohérence de nos gestes par rapport à l’esprit du texte. Le côté artistique était mis en évidence. Les gens se massaient le long de la haie de notre concession scolaire pour nous admirer.
Un jour, alors que nous étions en pleine répétition, l’un d’entre-nous se fit maladroitement un croc-en-jambe et tomba par terre. Ce n’était pas fait exprès, en tout cas. Mais ce fut la petite goutte d’eau qui fit déborder le vase. Au lieu de demander ce qui était arrivé, sœur Marcella crut que cette chute était intentionnelle. Malheureusement, le rire spontané que la chute provoqua chez mes camarades de classe conforta notre professeur qu’il s’agirait d’un plan prémédité. Elle rangea ses affaires dans la précipitation et nous fit savoir que nous ne la reverrions plus,« jamais, jamais plus». Furieuse, elle s’en alla au couvent en débitant des mots inaudibles dans un français escamoté, tellement qu’elle était devenue rouge de colère. Toute la classe se culpabilisa longtemps de cette situation car Marcella comptait parmi nos professeurs préférés… On l’attendra et elle ne reviendra pas malheureusement, jusqu‘à la fin de l‘année scolaire 1977-1978. En septembre 1978, ce fut la surprise générale : sœur Marcella refit son apparition à l’école et ce, en tant que… professeur de religion! Mais quelle mouche lui aurait-elle piqué pour expliquer ce revirement? Pourquoi s’était-elle ravisée au point de revenir à ses meilleurs sentiments? Nous le saurions quelques minutes plus tard.
Le monde entier venait de vivre des événements exceptionnels. Rappelez-vous que nous sommes en 1978. En effet, l’Eglise catholique venait de connaître des événements qui allaient faire date dans l’histoire: trois papes se succédèrent dans une seule et même année. Le pape Paul VI venait de décéder. Son successeur Jean Paul 1er connaîtra la mort 33 jours après l’inauguration de son pontificat. Toujours en 1978, fut investi le «jeune» pape Jean Paul II âgé d’une cinquantaine d’années. (Ce dernier battra le record de longévité au Vatican quand bien même Ali Agca, un musulman turc, chercha à attenter à sa vie en 1981 en lui logeant quelques balles dans l’abdomen).
C’est donc sœur Marcella qui nous fit part de toutes ces nouvelles du Vatican dans un récit captivant et truffé de détails intéressants. Après qu’elle nous ait annoncé que le Saint Siège venait de se choisir un nouveau pape en la personne de Jean Paul 1er, la revoilà quelques semaines plus tard avec d’autres nouvelles: le pape fraîchement élu venait d’être retrouvé mort dans son sommeil 33 jours seulement après son investiture. Notre professeur était très passionnée par cet événement, allant jusqu’à spéculer sur les raisons plausibles justifiant cette mort inopinée. C’est à cette occasion qu’elle nous expliqua avec force détails comment le vote d’un pape se déroulait en Concile. Et lorsque l’archevêque de Cracovie, le polonais Karol Wojtyla, devint le successeur de Jean Paul 1er, ce fut avec beaucoup d’émotion et de conviction que sœur Marcella nous annonça cette «bonne nouvelle». C’est ainsi que nous apprîmes que le nouveau Chef de l’Eglise était l’un de rares papes non italiens et qu’il fallait remonter au début du 16ième siècle pour retrouver un autre pape non italien comme lui. Nous fûmes informés par la même occasion que le nouveau prélat parlait couramment le français, la langue officielle du Zaïre mais surtout la langue maternelle de la petite nonne blanche aux yeux bleus qui était devant nous et qui nous parlait avec beaucoup de fierté et, pour cette occasion, avec beaucoup de patriotisme. Inutile de préciser qu’elle ne nous rata pas lors des interrogations avec ses questions d’actualités religieuses si fraîches dans nos mémoires.
Et notre chorégraphie alors?
Elle reprit de plus belle. Sœur Marcella accéléra les répétitions étant donné qu’elle attendait la visite d’un groupe de touristes français qui devaient séjourner à cette période à la Mission de Mangina. On disait que c’étaient ses parents. Dès qu’ils arrivèrent, ils se rendirent à pieds à notre école. Nous étions tous vêtus en uniforme: pantalon bleu pour les garçons ou jupe bleue pour les filles, tandis que pour le haut, une chemise blanche ou un chemisier blanc, bien repassés. L’heure J arriva. Nos visiteurs d’honneur debout autour de notre professeur, munis de leurs appareils photos, se mirent à hocher leurs têtes en signe de satisfaction. Ils furent émerveillés par le décor. La chorégraphie se mit en branle sans aucun raté. Aucun croc-à-jambe malheureux. Nous reproduisîmes à la perfection «Les matelots» à la joie et à la satisfaction de sœur Marcella et surtout à la grande surprise de nos Français qui n’en revenaient pas de rencontrer des enfants aussi doués au fin fond de la forêt équatoriale… Ils immortalisèrent cet événement en nous prenant en photos, des photos que nous ne verrons jamais. Cette fois-ci, ce fut un autre cliché de l’Afrique centrale, – un cliché positif celui-là, – que ramenèrent nos touristes dans leurs bagages.
G à D: Sr Lina Ciuffreda, une aspirante ivoirienne, Sr Marcella Huot (chapeau à la main) et Sr Clémentine Ngbusi (Congolaise)
Ce jour-là, au lieu de «unataka chaï?» légendaire, nous avions eu droit à de très bonnes notes… en religion et nous avions découvert mademoiselle Marie-Marcella Huot sous un autre jour, radieuse et arborant un large sourire à notre égard.
Kasereka KATCHELEWA
Aisy-sur-Armançon, France
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