





Trois jours après son arrivée en France, Manané tenait absolument à se rendre au champ pour travailler la terre. Elle nous demanda de lui montrer notre champ de culture. En effet, comme le veut la tradition Nande, les deux premiers jours de l’arrivée d’un visiteur, celui-ci doit être traité aux petits soins : il n’a pas le droit de donner un coup de main à la famille hôte. On le reçoit avec tous les honneurs dignes d’un roi, les bonnes parts, les meilleurs morceaux de viande lui étant réservés dont le fameux gésier, ‘ekisali’, dans l’hypothèse où un gallinacé était égorgé en son honneur. (Malheureusement, en France, les poulets sont vendus sans leurs gésiers. Et si l’on réclame des gésiers, ils sont livrés dans des barquettes ne contenant que des gésiers !)
Par ailleurs, toujours selon la tradition, le visiteur savait qu’une houe l’attendait le troisième jour de son arrivée afin qu’il puisse, lui aussi, mettre la main à la pâte en accompagnant le reste de la famille au champ pour l’entretien du lopin de terre qui assure les revenus du foyer. Voilà pourquoi Manané voulait aller au champ. Or, nous n’avions rien à lui proposer, même pas un potager. Notre « champ » était en réalité le supermarché se trouvant à quelques pas de notre immeuble. La pauvre grand-mère voulait pourtant s’occuper. Elle voulait se rendre utile, faire quelque chose car ses journées devenaient trop longues et ennuyeuses, elle qui s’affairait tout le temps dans ses champs et qui n’avait jamais pris des vacances.
Manané conteste son statut de touriste
Un ami gabonais propriétaire d’une assez grande parcelle trouva une solution. Il suggéra à Manané de venir jardiner chez lui. Mais en France, les houes n’existent plus depuis plusieurs décennies. D’ailleurs ce mot n’est plus dans le vocabulaire des français, eux qui utilisent des tracteurs agricoles, des motoculteurs… Ici pour jardiner, on utilise plutôt des pelles et des râteaux. Manané était perdue.
Après avoir été fière de sa journée chez ce couple gabonais, on nous apprendra qu’en France, cela risquait d’être assimilé au travail au noir. « Quoi ? me faut-il encore des papiers qui m’autorisent à jardiner en France ? » s’étonnera la grand-mère. Il nous fallut encore des explications pour lui faire comprendre ce qu’étaient une assurance et un visa de travail par rapport à un visa de tourisme. En apprenant qu’elle était « touriste » en France, Manané tomba des nues. « Moi, touriste ? Ils manquent quoi mettre sur les documents. Je leur ai pourtant dit que je venais visiter mes enfants !»
Dans son concept, un touriste c’est quelqu’un qui se promène sans but, qui prend plaisir à photographier des paysages et qui dilapide son argent dans les hôtels. Or, elle ne venait pas en France pour se promener mais « pour voir [ses] petits-enfants et être au chevet de [sa] belle-fille malade ». Et elle ne disposait non plus d’aucun appareil photo et encore moins d’un caméscope. Pour Manané, la chancellerie française s’était lourdement trompée en la prenant pour une touriste.
La « touriste» sillonne Poitiers
Les jours sans rien faire semblaient trop longs pour notre pauvre grand-mère. Les personnes âgées assises sur le banc public devant les immeubles lui firent bon accueil mais se butèrent à la barrière de la langue. Manané allait les y rejoindre et écoutaient poliment leurs discussions sans dire un mot.
Elle se résigna à ce nouveau mode de vie où tout le monde court après le temps. En effet, les parents doivent aller au travail pour revenir vers 18 heures, tandis que les enfants se rendent à l’école pour être à la maison vers 17 heures. Quelle vie trépidante ! Etant donné que ses petits-enfants ne parlaient ni swahili ni kinande, en plus du fossé de générations, il se créa une barrière de culture au point que, dès leur arrivée de l’école, les enfants saluaient « vite fait » leur grand-mère avant de se précipiter à table pour leur goûter suivi des devoirs à domicile et des séries télévisées.
En restant toute seule à la maison, Manané n’avait pas faim. Elle hésitait peut-être aussi à faire marcher la gazinière ou le micro-onde. Elle attendait le retour des parents… le temps commençait à devenir long pour elle jusqu’au jour où nous trouvâmes une idée géniale. Ce jour-là, nous lui faisions visiter la ville de Poitiers et ses alentours. Il y a des sites historiques dans la région.
On fit visiter Manané l’endroit où Charles Martel, au VIIIème siècle, mit en déroute les Sarrazins, ces musulmans qui cherchaient à conquérir toute l’Europe. Manané visita un autre site, à Vouillé près de Poitiers, où Clovis l’emporta sur les Wisigoths, en 507 de notre ère. A l’issue de cette victoire Clovis reçut la dignité de consul honoraire de l’empereur romain d’Orient Anastase. Il acquit ainsi un statut au-dessus de celui de tous les autres rois occidentaux et son autorité fut légitimée aux yeux de la population gallo-romaine.
Manané visita aussi le Tribunal et l’Eglise catholique de Poitiers où Jeanne d’Arc fut entendue par des Théologiens sur ordre du roi Charles VII pour faire authentifier sa mission, celle qui la conduisit à la guerre de libération avec ses 4.000 hommes.
Une vue de la ville de Poitiers à l’Ouest de la France
Mais nous aurons beau raconter à Manané les exploits de Jeanne d’Arc, de Charles Martel ou de Clovis ; nous aurons beau visiter tous les sites ayant été fréquentés par ces hommes qui ont fait date dans l’histoire de la France, notre « touriste » nous donnait l’impression d’avoir ses yeux et ses oreilles ailleurs. Manané n’avait jamais entendu parler de tous ces personnages. Pourtant, toute la famille mit ses connaissances à contribution et s’improvisa en guide touristique. Mais malgré l’enthousiasme qui nous animait, nous avions le sentiment de prêcher dans le désert car Manané était pour ainsi dire déconnectée…
Pendant que l’on visitait la très célèbre Cathédrale de Poitiers construite au XIIè Siècle, fallait-il lui parler aussi de l’évêque de Poitiers, – un certain « St Hilaire », – dont les travaux qu’il publia défendant la consubstantialité du Fils avec le Père furent à la base du dogme de la Trinité adopté quelques années plus tard au terme du Concile de Nicée de l’an 325 ? Non, c’en était trop pour une grand-mère.
Un passe-droit pour Manané en France ?
A l’issue de cette tournée, nous commencions à cerner les centres d’intérêts de la grand-mère. C’était une personne qui a toujours voulu aller vers les autres. La visite des musées n’était pas son point fort. Par contre, admirer des gratte-ciel, faire du lèche-vitrine et comparer les prix par rapport à ceux pratiqués à Beni-Lubero, voilà ce qui l’intéressait. Aurait-elle en elle quelque flair d’une « maman commerçante » ?
La ville de Poitiers était bien desservie par des bus. En prenant la ligne 2B on faisait le tour de la ville et au bout d’une heure on se retrouvait à la case départ. Manané retint vite ce circuit. En notre absence, elle prit le bus 2B et lorsqu’elle revint à la maison toute seule ce fut une victoire. Dorénavant, elle pouvait se passer des guides.
Je pris alors un abonnement mensuel pour elle. Elle pouvait faire autant de tours qu’elle voulait. Cela lui faisait beaucoup de bien de voir du monde. A chaque arrêt, il y avait des passagers qui descendaient du bus et ceux qui en remontaient. Les gens de toutes races. Et personne, alors personne parmi ce beau monde ne parlait sa langue. Cela l’étonnait beaucoup.
A la fin du mois, je perdis de vue qu’il fallait renouveler son abonnement. Pour elle, l’accès au bus était devenu un droit pour toujours. Ce sont ses petits-enfants qui se rendirent compte qu’elle voyageait avec un ticket dont l’abonnement avait expiré et vinrent me vendre la mèche. « Quoi ? tu prends le bus avec une carte périmée ? » lui réprimandai-je. « Ma carte est bonne. D’ailleurs j’ai été contrôlée hier et le contrôleur m’a dit ‘c’est bon’ », nous dira-t-elle. Je n’en revenais pas. Quel contrôleur qui aurait dit ça ? Je fis appel à un ami conducteur d’un de ces bus pour en avoir le cœur net. Celui-ci me dira que « c’est possible car à un certain âge et pour quelqu’un qui n’a pas de revenu », le bus était gratuit. Grâce à Manané, nous venions ainsi d’apprendre quelques dispositifs mis en place dans la région de Poitou-Charentes! Au lieu de réprimander la grand-mère, ce fut l’occasion de la remercier et on se mit à en rire toute la soirée.
La découverte majeure de Manané…
En se promenant toute seule dans les rues des Trois Cités, un quartier très mouvementé de Poitiers, Manané fera une découverte qui marquera son séjour en France. Elle vit dans un coin d’une rue une « boutique » assez particulière : un salon de toilettage pour chiens. Ce salon était tenu par une dame. Ce fut une découverte pour notre septuagénaire. Et ce fut avec beaucoup d’enthousiasme qu’elle nous fit part de ce qu’elle venait de voir. Le sentiment qui l’animait pouvait bien être comparable à celui qu’aurait eu Christophe Colomb lorsqu’il découvrit l’embouchure du fleuve Congo en 1482.
Ce jour-là, un petit chien était à l’honneur. On faisait subir à cette caniche une batterie de soins de beauté, depuis le champoing jusqu’à la « peticure », la manucure ou pédicure pour animaux de compagnie. Manané s’attarda devant la boutique observant avec stupéfaction la dame faisant usage de balai-brosse, de sèche-cheveux et de tondeuse à cheveux spécifiquement conçus pour ce travail. Manané n’en croyait ses yeux en voyant les soins des ongles administrés au petit chien qui était délicatement posé sur une table de toilettage. La dame lui arrangeait ses poils, bien évidemment, dans le sens des poils de la bête. « Mais pourquoi tout ce gaspillage ? » nous demandera Manané.
En France, le traitement « privilégié » que certains maîtres réservent à leurs caniches, rottweilers ou autres bergers allemands choqueraient plus d’une personne, tellement le budget est grand. Il nous faudra des années avant de voir bénéficier des mêmes égards un chien de chasse « Kalisya » de Mambingi ou de Mighobwe… Lorsque Manané apprit les sommes à payer pour de tels soins apportés aux animaux, elle fut scandalisée. Elle apprendra que certains chiens héritaient même des biens de leurs maîtres à la mort de ces derniers…
Félicitée pour avoir été à la messe
Un autre passe-temps favori de Manané consistait à se rendre à l’Eglise. La Chapelle se trouvait à quelque 300 mètres de notre domicile. A chaque fois qu’elle apercevait les portes de celle-ci ouvertes, elle s’y rendait pour prier avec les autres coreligionnaires. Mais elle ne faisait pas de différence entre les offices célébrés. La semaine, lorsque la Chapelle ouvrait ses portes c’était généralement pour un enterrement. Elle était la seule Noire dans une « messe » clairsemée, composée de quelques dizaines de personnes, des membres de la famille du disparu.
A la sortie de ces cérémonies, elle s’étonnait que ces gens habillés en smoking noir s’avançaient vers elle pour lui faire une « bise » et la remercier sincèrement d’avoir assisté à « leur » cérémonie. Lorsque je lui expliquai qu’il s’agissait en l’occurrence des messes de funérailles et que ces genres d’offices religieux étaient faits « à la demande » et le plus souvent sous une stricte intimité, elle eut du mal à me croire. Elle semblait découvrir sa propre Eglise.
Les neurones de Manané : un convertisseur des devises de nouveau genre
Les vacances de Noël arrivèrent. Les enfants tenaient à ce que leur grand-mère puisse découvrir un parc d’attractions. Nous optâmes pour un petit tour chez Disneyland, en Marne la Vallée, près de Paris. Mais nous ne nous imaginions pas à quel point cette sortie allait scandaliser la grand-mère. Manané était dotée d’un drôle de logiciel que nous n’avions pas : un convertisseur automatique des devises. En effet, pendant que nous autres raisonnions en euro, elle raisonnait en dollars américains, en francs congolais et en troc ! Plus fort que ça, tu ne trouveras au monde !… Chez Disneyland, le droit d’entrée pour une seule journée était d’un peu plus de 50 euro par personne. Nous étions 5, ce qui faisait grosso modo 300 euros.
Ce montant équivalait à environ 450 dollars américains, ce qui, pour Manané, représentait la dot pour l’un de ses petit-fils encore célibataire au Pays, ou l’équivalent de plus de 60 tôles ondulées BG34 pouvant couvrir le toit d’une maison, ou encore de cinq vélos de marque Phœnix « pneus ballons ». Manané n’en finissait pas avec ses drôles de conversions. Elle nous rappela qu’avec 300 euros, on pouvait se procurer une parcelle non loin de Butsili, ou encore un champ de manioc à Mantumbi si ce n’est pas une grande concession des terres à Biakato, dans la Province Orientale…
Résultat de course, mes enfants abondèrent dans le même sens que leur grand-mère alors que nous nous trouvions à… l’entrée de ce parc d’attractions à plus de 300 km de Poitiers ! Nous venions de rouler 300 km pour rien. Il y faisait trop froid et le parking était enneigé. J’étais surpris par la force de persuasion de cette septuagénaire et surtout par sa capacité de fédérer du monde à sa cause.
Le pourboire de discorde à Paris
Bref, la « calculatrice » de Manané n’était pas de tout repos. Et cela se vérifia encore, le même jour alors que nous nous trouvions cette fois-ci en plein cœur de Paris. Soudain, des besoins pressants nous contraignîmes de nous rendre dans un café où nous nous sentîmes obligés de commander un petit noir, avant d’accéder aux toilettes du restaurant.
Manané sera surprise du montant de la facture qui nous fut présenté poliment sur une sous-tasse dorée. La facture était salée. « Quoi ? Ils réclament 6 euros pour deux tasses de café d’ailleurs à moitié vides ? » s’exclamera-t-elle. « Je peux leur offrir GRATUITEMENT un sac de pilonné robusta de mon champ de Kambau ! On jette de l’argent ici… » me dira-t-elle. Inutile de faire raisonner la grand-mère qui ne réalisait pas que le tenancier de ce restaurant devait payer ses serveurs, s’acquitter des taxes professionnelles, payer le loyer exorbitant et se faire aussi une marge bénéficiaire…
Et lorsque je sortis l’idée de laisser dans la sous-tasse 1 euro de plus au titre de pourboire, l’invective vint de partout, y compris de mes propres enfants. J’eus l’impression d’avoir donné un coup de pied dans une fourmilière. « Si tu offres la monnaie, nous allons la reprendre » me disait toute la famille à l’unisson. Quelle saine colère ! Je saisis l’occasion pour transmettre la culture française aux miens en leur expliquant que c’est la tradition qui voudrait qu’un pourboire soit laissé dans les restaurants et les hôtels. « D’accord, dira Lucie, la cadette. Mais encore faut-il que cela soit fait de bon cœur par un client satisfait des services rendus ! »
« Erihanda’ko » érigé en principe
Nous apprîmes ainsi à dure école ce que Manané n’arrêtait pas de nous dire en kinande, « erihanda’ko », autrement dit « faire usage d’une calculatrice » avant d’engager une quelconque dépense. Manané était capable de décliner à l’infini ce que l’on pouvait acheter avec l’argent que nous avions failli « jeter » (sic) dans l’achat des tickets d’entrée chez Disneyland.
A Paris, nous visitâmes la Tour Eiffel et traversâmes les Champs Elysées, le plus beau boulevard du monde. Pendant que j’exaltais la beauté de cette Tour, Manané y prêta peu d’intérêt en laissant échapper ses « hmmm ! », une interjection Nande voulant dire « ah bon ! ». Pour elle, la Tour Eiffel « ressemblait à une échelle ». Manané était surtout attirée par l’architecture, par ces immeubles imposants longeant les rues de Paris, par l’état des routes, par les foules. Elle s’étonna aussi de voir le nombre élevé des Blancs sans abris dormant à la belle étoile et entrain de mendier auprès des passants y compris auprès des Noirs. Le mythe qu’elle se faisait de la race blanche tombait…
(à suivre)
Kasereka Katchelewa
Aisy-sur-Armançon, France
©Beni-Lubero Online





