





Les foyers en crise ne datent pas d’aujourd’hui. Plusieurs méthodes pour sauver les ménages battant de l’aile se sont multipliées au fil des années. Dans les villages de Beni-Lubero, la très vieille recette qui a encore de beaux jours devant elle consistait vers 1970 à se référer à un « professionnel» capable de faire revenir le conjoint volage. Même dans les pays industrialisés, les gens continuent à croire aux médiums ou consultent quotidiennement leur horoscope. A travers leur publicité paraissant dans de journaux parisiens, Mamadou, Sissoko et bien d’autres encore, prétendent qu‘en leur qualité de « grands voyants médiums » ils sont capables de « résoudre tous les problèmes » de leurs clients indiquant par la même occasion qu’ils sont des « spécialistes du retour immédiat de l’être aimé».
Beaucoup de femmes seraient prêtes à tout pour voir se concrétiser ce « retour immédiat de l’être aimé ». Ces femmes ont toujours voulu avoir leur mari pour elles seules, ce qui est légitime et louable. Mais comment y parvenir? Comment gagner son mari et dompter son cœur? Au départ, les femmes se risquaient en prenant des feuilles que certains marabouts leur conseillaient de glisser sous leur lit ou dans le plat préparé à l’intention du mari infidèle. On parlait de ces potions en terme noble car on les appelait « médicaments » [‘dawa‘, swahili] comme si ces feuilles avaient vraiment des vertus thérapeutiques. Plus tard, elles furent connues sous leur nom sympathique de « kipendo», étymologiquement, ce mot signifie ‘chérir, aimer’.
Pour les habitants de Home IV, leur sorcier de référence était un homme qui résidait à Manzanzaba. Je me souviens vaguement de ce sorcier mais ce qui est sûr est qu’il s’affublait de la tête aux pieds. Sa hutte en chaume était dépourvue de fenêtres et se trouvait au milieu de sa parcelle. Elle servait de salle de consultations et d’incantations. Le marabout et sa famille dansaient sous les airs de « Kungutha Muyeve », chanson par laquelle ils évoquaient les esprits. (« Kungutha », en kinande, signifie « secouer » mais « Muyeve » ne me dit rien). De toutefois les façons, lorsque nous fredonnions cette chanson, nos parents très pratiquants nous l’interdisaient net.
La supercherie du marabout
Le mode opératoire de ce marabout était tout simple. Il avait avec lui de petits cailloux blancs qu’il allait chercher dans une rivière. Il prenait soin de sélectionner ceux qui étaient ronds et bien polis. A chaque fois qu’une femme venait en consultation, ce marabout lui remettait le fameux « kipendo » qui n’était donc qu’un simple caillou blanc. Bien évidemment, il ne lui disait pas que c’était un caillou ramassé dans une des rivières du coin. Il faisait plutôt en sorte que ce caillou soit très respecté en le mystifiant. Le sorcier était très clair et sérieux en s’adressant à sa cliente : « Dites-moi que vous allez respecter l’interdit qui est assorti à ce caillou mystérieux ». La cliente par sa réponse affirmative s’engageait à respecter l’interdit que le marabout tardait ensuite de lui communiquer pour donner de l’importance au message. L’interdit non négociable était le suivant : à chaque fois qu’il y aura des disputes au sein du couple, la femme devait mettre le talisman, c’est-à-dire le petit caillou, sous sa langue. Avec comme injonction : « Ne jamais ouvrir sa bouche au point de faire voir le caillou magique à son interlocuteur ». Ce marabout précisait que si l’interlocuteur de sa cliente entrevoyait le caillou, cela offenserait les Esprits. Avec des conséquences incalculables pour la cliente.
Vous imaginez-vous l’attitude d’une personne en face de vous qui aurait un caillou dissimulé dans sa bouche ? Vous auriez beau lui parler, l’injurier, la provoquer, la bousculer, elle resterait impassible, calme, tranquille et taciturne jusqu’à ce que vous n’auriez plus envie de lui parler… Résultat : la dispute sera évitée. Et au vu d’un tel résultat à effet immédiat, ne soyez pas surpris de l’explosion du nombre de consultations chez le marabout! On comprend qu’avec un caillou dans sa bouche, la femme ne pouvait plus répondre aux provocations d’un mari violent, ce qui faisait d’elle une épouse « soumise », une espèce de plus en plus rare et donc très recherchée des hommes. Par contre, le silence imposé implicitement par ce marabout ne réglait pas les causes de violences conjugales qui restaient toujours entières.
« Kipendo » : mode d’emploi
Regardons les choses en face : Qu’arrivait-il au juste à ces hommes? Pourquoi allaient-ils voir ailleurs? Les prostituées qui attiraient leur attention avaient un dénominateur commun. Elles étaient toujours bien habillées. Leurs maisons étaient un havre de paix de par l’accueil chaleureux qu’elles réservaient à leurs nouvelles conquêtes : maison propre, table et chaises avec des tapis bien agencés, lit toujours fait et, cerise sur le gâteau, elles étaient de bonnes cuisinières. Elles étaient raffinées aussi car elles n’achetaient jamais de la farine de manioc qui produirait un fufu marron. Pour elles, c’était du fufu clair ou rien, – du kithaviro élastique. La « sauce tomate » était incontournable, dans laquelle baignait du gigot de chèvre ou de porc bien cuit et fondant. On en mangerait ses doigts tellement que c’était délicieux.
Je serais incomplet si je ne parlais pas de leurs postures pendant les repas : elles étaient présentes à table, tout attentionnées. Aux moindres mouvements de son hôte, Kabibi réalisait que le vieux Kalipi avait besoin d’un verre d’eau, qu’il avait besoin d’un essuie-mains et il était servi illico presto. Déjà il fallait voir comment elle faisait lorsque le « vieux » sirotait son verre de Stanord. Elle était là entrain de lui décortiquer les arachides accompagnant cet « apéritif » , entre deux sourires complices. La dernière fois, lorsqu’il s’agissait des cacahouètes, cette « nzazi » (c’est ainsi qu’on appelait familièrement une prostituée au début des années 70), oui, cette « nzazi » se mettait à éplucher les écorces des cacahouètes allant jusqu’à porter quelques graines dans la bouche du vieux Kalipi pour qu’il ne se « fatigue » pas… Ces petits gestes attentionnés rencontraient un écho favorable auprès de cet homme infidèle en manque d’amour. Kabibi venait ainsi de combler ce manque et, partant, de lui faire administrer un « médicament » qui s’appellerait « affection » pour ceux qui plaident la cause de Kabibi mais que Nya’Maria, « la femme légitime » de Kalipi, dénoncerait en parlant de « kipendo ».
« Kipendo » : contre-indications
L’autre fois, en rentrant chez lui, le vieux retrouvera Nya’Maria dépassée avec ses six gosses qui auront entre-temps mis le salon sens dessus-dessous. La nappe déjà trouée par endroits a été aussi tachée par le petit Kambasu qui n’arrête pas de courir dans tous les sens en laissant traîner ses couches au salon. L’ordre régnant chez Kabibi où chaque objet était à sa place reviendra en mémoire du vieux Kalipi.
Quelques minutes plus tard, Nya’Maria revient du marché où elle est partie vendre un régime de banane et en a profité pour ramener du sel, de l’huile, du kérosène et six gâteaux faits à base de banane, les « vitumbura » connus plus tard sous le nom de « vitunza ». Nya’Maria, en bonne mère, distribuera les six gâteaux à ses six enfants, ignorant superbement le vieux Kalipi assis dans son salon entrain de rêvasser. Pour avoir part aux gâteaux, Kalipi fera signe au petit dernier et lui arrachera son gâteau afin d’en prendre un petit bout. L’attention lui témoignée par Kabibi entrain de lui décortiquer les arachides l’autre jour lui reviendra en mémoire.
La nourriture lui est ensuite présentée par Marie, sa fille aînée qui, par inadvertance, oubliera de poser également de l’eau à boire. Marie repartira d’ailleurs très vite sans dire « bon appétit, papa! »… Le « vieux » se retrouvera tout seul au salon car Nya’Maria préfère manger à la cuisine avec ses enfants. La présence de Kabibi autour de la table bien dressée l’autre jour-là reviendra en mémoire de Kalipi.
Pour sa part, le vieux Kalipi ne dit jamais « merci » à Nya’Maria, son épouse. Chaque fois qu’il ouvre sa bouche durant le repas, c’est pour formuler des critiques négatives au sujet du menu. Pour savoir si son mari a aimé le plat du jour, Nya’Maria demandait toujours indirectement en disant : « Il me semble que je n’ai pas bien assaisonné la sauce? ». Elle espérait recevoir un compliment en retour. Et c’est là que le Vieux dira tout simplement : « Non, c’est bon! ». Nya’Maria repartait ensuite à la cuisine, contente cette fois-ci car, pour elle, le vieux Kalipi a apprécié son repas. Pourtant, chez Kabibi, le Vieux disait merci à cette « nzazi », provoquant chez celle-ci joie et sourire au pluriel. Kalipi aurait pu faire mieux avec Nya’Maria, en la remerciant. Peut-être que cela aurait pu provoquer auprès de notre pauvre maman un sourire sincère que Kalipi apprécierait!
La « maman » très fatiguée de sa longue journée ira droit au lit pour faire coucher le petit dernier. Mais elle sera emportée par le sommeil, en étant tout habillée comme lorsqu’elle revenait du marché. Le Vieux viendra à son tour se jeter dans le lit pour se réveiller au cri du coq sans qu’ils puissent se « dire bonjour » entre eux. Une attitude tranchant avec la volupté assumée de Kabibi et son exhibitionnisme en pyjama sexy dans un atmosphère bon enfant, devant le vieux Kalipi médusé.
Le poisson mord à l’hameçon
De ce qui précède, on comprend que le « kipendo » de Kabibi n’était rien d’autres que sa gentillesse, son savoir-vivre, ses bonnes manières. Voilà l’appât qui a attiré le vieux Kalipi dans le piège. Ça lui tardait de vendre son latex de papaïne saigné au petit matin. Il ramenait ensuite tout le fruit de vente à la « dame » au gigot de porc, la maligne Kabibi. Le Vieux ira jusqu’à se proposer de lui construire une maison en tôles, de scolariser l’unique fils de celle-ci, de lui acheter un wax hollandais et de lui offrir plus tard le commerce des poissons fumés « kaigunja » que Kabibi irait chercher à Kasenyi (Bunia).
Pendant ce temps, Nya‘Maria trime, vêtue de pagnes « Kamukose » de peu de valeur. Elle manque le soutien de son mari dans l’éducation de ses six enfants pourtant issus de « même père, même mère ». Comme toute la vente du latex est versée dorénavant à Kabibi, la « maman de la maison » ne se contentera plus que du résultat de vente des granulats « makokoto » que ses enfants ramassent après le passage du Vieux dans cette plantation des papayers.
Il est vrai que Nya’Maria pourrait faire mieux pour attirer Kalipi sur le plan affectif. Il est aussi vrai que Nya’Maria pourrait travailler au mieux ses attitudes et ses gestes. Quant au vieux Kalipi, son comportement est irresponsable. Le vieux avait pourtant tout pour retourner la situation, en privilégiant le dialogue avec Ny’a’Maria. Abandonner sa famille et en plus dilapider les ressources de celle-ci pour entretenir Kabibi, c’est inconcevable. Nya’Maria avait raison de dire que « Kabibi ne disposait de rien de plus » que ce qu’elle-même avait en tant que femme… Et sur le plan culinaire, le vieux aurait pu bénéficier, au sein de son propre foyer, d’un repas similaire à celui de Kabibi : sauce tomate, gigot en plus de la joie de partager ce repas avec les siens, sans aucun sentiment de culpabilité. Si le Vieux versait des sous à Nya’Maria, sa maison aurait des tapis! Si le Vieux aimait vraiment Nya’Maria, il lui aurait déjà offert un cadeau-surprise d’un pyjama fin et sexy et lui suggérer en douceur de le porter au bon moment!
Et vous Nya’Maria : inutile de consulter un marabout car vous méritez plus qu’un caillou blanc dans votre bouche. Vous êtes une superwoman, une mère qui assume pleinement ses responsabilités et qui élève bien ses enfants. Il est vrai que vous êtes envahie par un sentiment d’abandon de la part de votre conjoint volage. Mais gardez le sourire et soyez assurée que le Vieux reviendra à la raison. En attendant, ne laissez pas la dépression vous ronger. Prenez soin de vous!
Kasereka KATCHELEWA
Aisy-sur-Armançon, France
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