





Le « top ten » de commerçants fortunés
Musienene était un homme d’affaires prospère parmi les plus connus de Mangina. Il habitait à Masimbembe vers les Deux Vérités, le quartier jouxtant la concession de la Mission Catholique et à quelques centaines de mètres de l’actuelle propriété de Dara Forêt. Ce commerçant était un homme de projets, fournisseur de café et négociant d‘or à un certain moment de sa vie. S’il fallait dresser une liste d’hommes fortunés de Mangina des années 70, Musienene figurerait parmi les dix premiers, dans un territoire allant de Kyatsaba à Makiki. Kitambala Vuyiri Barnabé connu plus tard sous le pseudonyme de « Cafékit » caracolerait en tête de cette liste suivi de Duvignaud, Kingelembu, Mathemuli, Kimbilo, Stanislas, Sangala, Yoeli le taximan, Etienne de Mangodomu, Kabau de Kyatsaba…
Commerce des années 70
Très vite, Musienene fit l’acquisition d’un camion Mercedes-Benz tout beau tout neuf. Il décida d’exploiter son véhicule dans le transport des marchandises en faisant des navettes entre Mangina et Kisangani. A l’aller, les véhicules se rendant à Kisangani chargeaient des sacs de haricots produits localement ou de légumes de Masereka. On se souvient avec beaucoup de nostalgie de « Légumes sans rival »… Au retour de Boyoma, les camions ramenaient des cargaisons de bière Primus, des fûts d’huile de palme ou des cartons de savon de Marseille, communément appelé « savon Crystal », une production de Sorgeri Kisangani. Lorsque le savon provenait d’Isiro, il était estampillé « Socituri ». Il se distinguait par l’effigie d’une femme à tête allongée gravée sur le pain du savon, pour rappeler peut-être les liens qui nous unissaient à nos « oncles » de l’ethnie Budu dépositaires de cette tradition séculaire.
Aucun commerçant originaire de Beni-Lubero n’avait encore eu l’idée de mettre ses véhicules sur les routes transnationales Beni-Kampala-Mombasa à l’exception de TMK, une société de messagerie appartenant à monsieur Esselen, un sujet belge. Les sociétés Agetraf et Amiza étaient aussi bien implantées à Beni-Butembo et assuraient le fret terrestre et maritime sans pour autant disposer de leur propre charroi automobile. Dans le cadre de leurs activités, elles louaient des camions-remorques « Transit Goods » appartenant à des « orientaux » du Kenya et de la Somalie qui alignaient des chauffeurs intrépides capables de passer leurs nuits dans n’importe quel endroit du monde, à la belle étoile, autour de leurs braséros et mâchant discrètement des feuilles de bétel.
Kisangani Boyoma « Singa Mwambe »
C’était un grand prestige que de travailler avec la ville de Kisangani qui faisait rêver tout le monde. Le nom de cette ville revenait sur toutes les lèvres comme synonyme de réussite, l‘équivalent aujourd‘hui de Dubaï, Bangkok ou Guangzhou. On disait alors « Kis » au lieu de « Kisangani ». Une analyse non vérifiée soutient que ce petit nom aurait inspiré des nostalgiques de Kisangani à créer le mot « Mangis » pour « Mangina » et « Bidis » pour « Butembo » tellement que le suffixe « is » donnait à ces milieux un air glamour.
Les gens ayant séjourné à Kisangani se comptaient sur les doigts d’une main à Home IV. Et ils étaient très bavards. Ils en parlaient à tout va pour se démarquer des autres villageois sédentaires qui gobaient littéralement leurs discours qu‘on appelait, bien à-propos, des « romans ». On disait aussi « popa » du mot « épopée » qui correspondait effectivement à leurs récits romancés qu’ils édulcoraient pour amuser la galérie.
On les entendait égrener des noms de villages parcourus qui sonnaient faux à nos oreilles: Mufuta-Bangi, Bafwasende, Bafwabaka, Bafwakoa, Bafwakebi… Par contre, d’autres noms de villages résonnaient très bien et donnaient envie de visiter ces lieux mythiques: Komanda, Mambasa, Epulu, Nia-Nia. Certaines localités portaient des noms qui n’étaient en réalité que des chiffres figurant sur des bornes kilométriques servant de repères et indiquant les distances restant à parcourir pour atteindre Kisangani. Mais lorsqu’ils évoquaient Kisangani, ils ne l’appelaient pas par ce nom ; ils lui préféraient ses noms romantiques de Boyoma ou de Singa Mwambe. Une chanson que l’on fredonnait disait de cette ville qu’elle était « moseka », très jeune et belle. Franchement, ça faisait rêver.
Avènement des Mercedes Benz « Kipuli »
Revenons à nos moutons. Nous parlions de l’homme d’affaires Musienne. On l’informa que son véhicule venait d’arriver sain et sauf à Beni. Il s’y rendit et, très zélé qu’il fut, demanda au chauffeur de lui passer le volant comme s’il voulait personnellement faire une entrée triomphale au Sol Rouge, à Mangina, en « grand pilote » de sa « machine ». Et pas n’importe quelle machine. Après les Mercedes Benz 11/13, 15/13, vinrent la série 19/21 et le très prisé 19/24 version « kipuli », à échappement vertical accolé à la cabine. Piloter ce genre de « machines » demandait de la dextérité et de l’expérience.
Les choses allaient tourner court pour notre patron lorsqu’il s’engagea sur la descente abrupte de « Chez Kasimangala » au sortir de Kyatsaba. Une fois arrivé à ce lieu-dit, par temps de pluie, son camion commença à dérailler et très vite il échappa au contrôle de Musienene. L’infortuné engagea la vitesse mais ce fut le dernier geste qu’il put faire car le véhicule se prit de folie et commença à glisser inexorablement. Le camion se retrouva dans le ravin quelques minutes après, devant des badauds impuissants de voler au secours de l’homme parmi les plus connus de la région.
Une vigilance accrue quand on accueille une cruche de vin
Toute la cargaison de bière s’étala sur des dizaines de mètres. Les bouteilles volèrent à l’éclat, la marchandise tout entière étant perdue et ce, à seulement 10 km de la destination finale après un parcours sans faute sur plus de 700 km! Un proverbe Nande dit bien à-propos :« Celui qui brise malencontreusement la cruche [remplie de boisson] n’est jamais le porteur de celle-ci mais plutôt celui qui l’accueille à l’arrivée ».
L’inconsolable homme d’affaires, celui-là même qui voulut accueillir la « cruche », s’en sortit tant bien que mal physiquement, mais sur le plan financier ce fut pour lui le début d’une véritable descente aux enfers qu’il n’oubliera pas de sitôt. Les autres patrons tirèrent profit de la leçon. Ils comprirent qu’ils devraient dorénavant laisser le soin aux chauffeurs de conduire les véhicules leur assignés et d’éviter de changer ou d’échanger sans raison valable des conducteurs. Bref, savoir déléguer c’est important mais aussi un art que tout dirigeant d’entreprise doit assimiler à la perfection.
Un mot de la fin pour cette fin tragique
Pour Musienene, cette leçon fut apprise à dure école. Il n’avait plus de véhicule pour réaliser ce transport long courrier à destination de Kisangani, mais il lui restait tout de même ses deux yeux pour constater les dégâts et pour pleurer.
Kasereka KATCHELEWA
Aisy-sur-Armançon, France
©Beni-Lubero Online





