





C’était un samedi matin des années 1970, un samedi où tout le monde convergeait vers le centre commercial de Mangina pour faire ses courses au Grand Marché. « Citoyen » Mangato faisait aussi partie de ceux qui se rendaient aux 100-Mètres-Carrés, – le nom de ce marché -, en vue de se procurer un bien très précis : une lampe tempête. Ce petit bout d’homme était connu comme un loup blanc dans la région car il passait, aux yeux de la population locale, pour l’un de chefs des pygmées qui vivaient sur l’axe Mundubiena-Oïcha. En fait, nos chers pygmées habitaient non loin de Mundubiena au lieu-dit Kambi ya Wambuti, un nom tiré vraisemblablement du français « Camp » ou « Camping ».

Par la volonté du Président Mobutu, les pygmées cessèrent d’être appelés « pygmées » dans toutes les langues parlées au Zaïre. A la place, il fallait dire « citoyens » d’autant plus que, toujours selon le Dictateur, ils furent les premiers habitants de notre Pays, donc ses « premiers citoyens » (sic). Pour la petite histoire, les contrevenants à cette nouvelle terminologie étaient passibles d’une amende. A Beni-Lubero, on s’en accommoda en créant le mot « omu’citoyen », encore d’usage jusqu’à ce jour dans la langue locale, pour désigner cette peuplade voisine des Yira.
Accompagné de son petit monde des nains aux nez épatés, Mangato se rendit au marché ce jour-là avec quelque gibier boucané qui lui rapporta beaucoup d’argent ; laquelle somme allait couvrir entre autres l’achat de la lampe. Ce fut un grand jour pour la petite communauté pygmée car, pour la première fois, son camp allait pouvoir bénéficier de l’éclairage dès la tombée de la nuit au même titre que les villages environnants.
Une lampe tempête de marque !
Revenant du marché, nos « citoyens » habillés en petites tenues comme d’habitude, firent halte à Kambau pour nous présenter leur belle acquisition. Elle était toute neuve et de couleur argentée, oui, une très belle lampe de marque allemande, – une « Feuerhand » ! Cette marque était la meilleure de cette époque. Elle avait la réputation d’être stable, d’avoir une langue de feu régulière ne salissant pas son verre protecteur ; sans compter son réservoir à kérosène qui chauffait à peine contrairement aux autres marques concurrentes, asiatiques pour la plupart, qui étaient peu fiables.
Mais cette histoire serait sans intérêt si l’on n’évoquait pas l’enthousiasme et la joie qui habitaient les Mangato à l’issue de cet achat, une transaction qui se déroula sous le regard médusé de quelques badauds. Le paiement se fit cash. En retour, le vendeur prit soin d’apprendre à ses clients du jour comment allumer la mèche à l’aide des allumettes et comment l’éteindre.

Mangato : un « Diogène » moderne ?
Contre toute attente, Mangato refusa qu’on éteigne la lampe et se mit aussitôt en route pour Mundubiena à la lumière du jour, tenant dans sa main sa lampe allumée. Il marcha au milieu de la route, allègrement, le nez en l’air et les cheveux au vent, entraînant à sa suite son petit monde solidaire, à l’instar d’une cane avec ses canetons. Évidemment, ils devinrent la risée de tout le monde.
Mangato cherchait-il à imiter Diogène, ce philosophe grec de l’Antiquité contemporain de Platon, qui alluma sa lanterne en plein jour « à la recherche d’un homme honnête sur la terre » ? Rien n’est moins sûr que Mangato eût vent de cette anecdote, ni du célèbre philosophe. Déjà que nos « premiers citoyens » disaient aux missionnaires qui cherchaient à les convertir au christianisme qu’ils ne se reconnaissaient pas dans la mort du Christ que « vous aviez tué à Butembo » !…
La joie du patriarche s’exprime en chansons
Comme toute joie chez les pygmées s’exprime en chansons, ils improvisèrent des chants et une danse saccadée lors de leur étape à Kambau. Ils avaient des billets en zaïres, la monnaie locale, collés sur leurs fronts. Tous habillés en cache-sexe, omubindo. Les hommes se trémoussèrent, les pieds alertes, autour du patriarche Mangato qui tenait jalousement sa précieuse lampe, pendant que flottait majestueusement sous l’effet du vent l’étiquette de la marque qui y était attachée.
L’ambiance devint électrique lorsque les femmes pygmées et leurs jeunes filles, torses nues et les seins en l’air, se mirent elles aussi en branle pour danser aux côtés de leurs maris, de leurs frères et de leurs fils. Personne ne pouvait être indifférente à la beauté pure que dégageaient les scarifications ornant les visages et les ventres de ces petites créatures brunes ! Aucune personne obèse dans le groupe, aucune ! On se croirait en face d’un casting de choc.
L’une de leurs meilleurs chansons en swahili approximatif avait ce beau refrain :
Mangato ! Mangato ! Mangato ! Tunatoka ku pori mu busiko ! (bis) /
Uwowo! Uwo! Uwowo! tunatoka ku pori mu busiko. (bis)
[Mangato ! Mangato ! Nous revenons de la forêt tard, la nuit !]
On lisait sur leurs visages le bonheur de posséder quelque chose, en l’occurrence une lampe tempête, qui relevait ainsi le statut social de la petite communauté et de son camp par rapport aux autres pygmées installés dans la région, à Huluhulu ou à Tengi, par exemple. Ce fut un grand tournant dans la vie de nos chers pygmées mais paradoxalement cet événement n’en fut pas un pour leurs voisins de Mundubiena chez qui les « Feuerhand » faisaient déjà partie du décor quotidien. Autrement dit et sans jeu de mots, l’acquisition de la première lampe par les « premiers citoyens » du pays ne fit pas long feu à Mundubiena.
En outre, l’histoire ne renseigne pas ce que fit Mangato lorsqu’il s’aperçut qu’il lui faudra souvent mettre la main à la poche pour du kérosène qui devra alimenter son réservoir. En effet, le réservoir se vidait progressivement de son combustible à force d’éclairer les huttes. Rien n’indique que le vendeur prît soin de signifier à son client que le « pétrole » n’était pas un combustible inépuisable.
Un retard de quelques années-lumière..
Alors que la ville de Paris connut son début d’électrification en 1878, dans le pays de Mangato en revanche, il existe jusqu’à présent un pan entier de la population qui vit encore sans eau ni électricité ; ce qui est inimaginable. « Un retard de quelques années-lumière », diriez-vous. On peut parier qu’une fois l’électricité sera effective à Mundubiena d’aucuns se comporteront de la même façon que Mangato en laissant la lumière allumée le jour et devenir ainsi la risée du monde « civilisé », oui, la risée des communautés qui ont toujours vécu avec de l’électricité et qui savent le bien-fondé d’appuyer sur l’interrupteur « on/off ».
Laisser des ampoules allumées sans raison ; quelle mauvaise idée ! Car la consommation du courant a une incidence sur le porte-monnaie. Ensuite, on réduit la durée de vie des ampoules et on contribue au réchauffement climatique de la planète. Pas assez pour interpeller les consciences ?

« Faire du Mangato » au 21è siècle
Or, dans les rares régions pourvues d’électricité au Pays de Mangato, des lumières resteraient allumées tout le temps parce que certaines maisons ne seraient pas dotées d’interrupteurs prévus à cet effet. Quel gâchis et quelle irresponsabilité ! La grande perdante est, bien évidemment, la compagnie d’électricité qui peine à satisfaire les besoins de ses clients et qui recourt, malgré elle, à la rationalisation du courant électrique à sa façon.
Alors, pourquoi « faire du Diogène » ? Oui, pourquoi « faire du Mangato » pour qu’ensuite vous vous retrouviez dans le noir avec des « lampes tempêtes » symboliques sans « kérosène » ? Servez-vous de vos interrupteurs ; cela rendrait service à votre compagnie d’électricité. Éteignez vos lampes et ce, par amour pour votre prochain se trouvant dans le noir juste dans la rue voisine de la vôtre, victime du délestage ! Car en matière de délestage, la prochaine victime après le voisin, c’est vous !
Kasereka KATCHELEWA,
Aisy sur Armançon, France
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