





Il n’existe aucune base de données permettant d’établir la liste de premiers commerçants Nande à avoir foulé le sol étranger dans le cadre de leurs activités professionnelles. Toujours est-il qu’à partir des années 1970, il y avait déjà ceux qui se rendaient en Belgique. Ceci dit, beaucoup séjournaient aussi en raison d’affaires dans les capitales de pays limitrophes, à savoir, Nairobi, Kampala, Bujumbura et, dans une moindre mesure, Dar-Es-Salaam.
Mais pour découvrir les Emirats Arabes Unis, l’histoire de Beni-Lubero retiendra un nom : Abdul Kadir, alias « Abdu Mufupi », un commerçant Nande, polyglotte et de confession musulmane. Cet homme d’affaires résidant à Malepe, un quartier de Beni, était bien connu dans les milieux d’affaires au début des années 1980. Très serviable, de petite taille et trapu, portant une barbe soignée, « Abdu », c’est aussi un homme qui affichait toujours « un air d’intello », un air d’un fin connaisseur. Ses atouts? Il s’exprimait couramment en plusieurs langues : en anglais, en arabe, en lughanda, en swahili, en kinande et en lingala. Son tendon d’Achille ? Eh bien, à l’instar de plusieurs commerçants de la première heure, l’homme communiquait difficilement ou pas du tout dans la langue de Molière.
Abdu devint l’un des premiers Yira à se lancer dans l’importation des véhicules, essentiellement des Jeeps. Il les faisait venir de Dubaï et les revendait à ses amis commerçants de Butembo, jusqu’au jour où l’un d’eux mordra à l’hameçon et lui dira : « Fais-moi découvrir les Emirats, s’il te plaît! ». L’homme qui fit cette requête n’était pas n’importe qui car il s’agissait de Kamungele, l’un de poids lourds de l’économie de Beni-Lubero. En revenant des Emirats Arabes Unis, sa vision de choses changea et ses magasins de Beni et de Butembo aussi. Ils seront plus que jamais achalandés. Les articles en provenance de Dubaï étaient des produits qui se vendaient comme de petits pains. Mais Kamungele, en bon gérant, ne mettra pas tous ses œufs dans le même panier : il importera des conteneurs des « marchandises ‘divers[es]' », certes, tout en gardant jalousement la main sur son secteur de prédilection, le café.
Des commerçants suivistes et humbles
En bons suivistes, les autres commerçants iront se renseigner poliment auprès du « vieux » Kamungele et très vite, les voilà en route pour Dubaï sur les traces du leader. Du jour au lendemain, ceux qui s’arrêtaient au Kenya pour s’approvisionner en marchandises optèrent pour Dubaï. Ceux qui allaient se « ravitailler » à Kinshasa eux aussi changèrent leur fusil d’épaule. La mayonnaise venait de prendre. Ainsi naquit le boom commercial dans le Grand Nord.
Vue de la ville de Butembo
Très vite, nos commerçants se rendront compte que leur déficit en anglais était un handicap à surmonter. A Nairobi ils pouvaient négocier en swahili, à Kinshasa en lingala facile, mais à Dubaï ils furent obligés de faire appel à… la calculette! Quoi? Oui, ils négociaient les prix en composant leur proposition sur une calculatrice qu’ils tendaient au commerçant arabe. En réponse, le vendeur reprenait la calculatrice et y inscrivait son dernier prix. C’était vraiment une communication des sourds. L’apprentissage accéléré de langues étrangères devint une urgence. L’anglais s’imposa naturellement. Alors qu’ils ne s’exprimaient jamais en français, on verra d’un seul coup ces hommes d’affaires parler couramment anglais jusqu’à faire pâlir les jeunes diplômés sortis des écoles officielles dont les enseignants, trop souvent en grève, n’avaient plus le cœur à l’ouvrage.
A Butembo, un jeune homme très intelligent nommé Bisimwa se fera de l’argent en dispensant des cours du soir d’anglais. Il se construisit une maison et s’acheta une voiture Mercedes Benz, ce qui mettra la puce à l’oreille… Toujours en bons suivistes, les Nande qui maîtrisaient la langue de Shakespeare se précipitèrent sur cette petite niche en ouvrant en grande pompe des centres de formation en langues. Tant mieux! Même à Beni, les cadres d’entreprises se mettront à l’anglais avec comme formateur l’anglophone multi-diplômé, Florent Mututulo, qui deviendra plus tard ministre de LD Kabila. Se soumettre à cette formation, en « retournant à l’école », rendait manifeste l’humilité de nos hommes d’affaires. D’ailleurs, cette humilité serait aussi parmi leur secret de réussite. Pendant ce temps, les langues de ceux qui se rendaient à Dubaï commencèrent à se délier. Ils se confieront à leurs amis, calculette à la main comme d’habitude, pour prouver qu’à Dubaï il y a « à-manzé« , la déformation de « à manger« . Là encore, on reconnaît leur transparence doublée d’une honnêteté légendaire.
En effet, ces commerçants ne cachent pas pour eux-mêmes leur nouvelle trouvaille : ils en parlent autour d’eux ; ce qui explique qu’à un moment donné tous les gens se côtoyant régulièrement à Butembo finissent par se retrouver dans un seul et même secteur d’activités. Ainsi, tous ceux qui sont dans le marché de la friperie seraient tous des amis, de même que ceux qui se sont lancés dans la savonnerie, ou ceux qui importent des motos, ceux qui exploitent le bois, ou encore ceux qui sont dans l’exportation de café…
Les hommes d’affaires qui venaient de découvrir les Emirats Arabes Unis multiplièrent des va-et-vient entre Butembo et Dubaï. Un de ces commerçants sera même surnommé Kidubaï… Par un élan de solidarité, chacun voulait aider son ami commerçant à se rendre aussi en Asie. Pour y parvenir, ces commerçants altruistes mettront en place des incubateurs, une sorte des couveuses d’entreprises. Et grâce à ce système basé sur le principe de confiance entre commerçants, un grand pas venait d’être franchi.
Des incubateurs à la congolaise : mode d’emploi
En fait, c’est quoi cette histoire d’incubateur? Pour s’en imprégner il convient de rentrer dans les coulisses des affaires à Butembo. Les commerçants se rendant à Dubaï se sont, à terme, constitués d’importants stocks de marchandises. Ils mirent ces stocks à la disposition de leurs frères et amis tenant des boutiques, des stands ou étals. Dans l’entrepôt du grand commerçant se trouvait un homme qui mettait à jour les fiches de stock et le fichier de ces petits commerçants ambulants qui venaient se ravitailler à longueur de journée, comme s’ils étaient des « abonnés ». Dans leurs échoppes au centre commercial, ils explosaient juste des échantillons. Dès qu’un client achetait une quantité importante, on lui délivrait une facture avec la mention « A retirer« . Le petit commerçant se donnait alors 20 à 30 minutes, le temps de courir au dépôt de son ami pour se servir librement. Par cette opération, il gagnait entre 20 et 50 centimes de dollar sur les articles vendus. Le propriétaire du dépôt était content, le petit commerçant aussi.
Dans cet entrepôt plein à craquer, ce petit commerçant ambulant s’y mouvait comme un petit prince et se sentait comme chez lui. Il pouvait même se permettre de faire des propositions au « boss », pour les prochains arrivages. Et le boss consultait ce petit monde, – ses agents commerciaux,- avant de s’envoler à l’étranger s’assurant ainsi que la « réquisition » en sa possession reprenait fidèlement des articles qui se vendraient le mieux, l’objectif étant d’éviter les « maghala« , les invendus. Les « petits commerçants » évoluaient ainsi dans la cour des grands et apprenaient le « travail » sur le tas. Cette expérience leur sera utile plus tard.
Comme on le voit bien, leur mentor n’était pas perdant non plus dans cet accompagnement. Car les « petits stockeurs » étaient des distributeurs attitrés et servaient de rabatteurs en quelque sorte. Ils se montraient fidèles et avant d’aller acheter ailleurs les articles indisponibles chez « eux », ils se devaient de le signaler au « boss ». Celui-ci, à son tour, notait sur sa prochaine réquisition les produits manquants, produits qu’ils appelaient dans le jargon local « les made courant« , se vendant vite. En effet, même le « boss » ne s’autorisait pas d’embarquer de la marchandise ne figurant pas sur sa liste. Autant acheter un conteneur plein d’un seul article se vendant très bien, comme par exemple des piles « Tiger », sans se laisser tenter d’y ajouter ne serait-ce qu’une poupée non mentionnée dans son calepin au départ de Butembo. Cette autodiscipline se révélera très payante.
Entre-temps, sans se faire prier, le bienfaiteur mentor n’était plus appelé « frère » ou « ami » ; il devenait « baba » (papa) tandis que le commerçant ambulant se fera passer pour le « petit » du boss au point que le verbe « engendrer » (eributha) en Kinande se dit de l’accompagnement mis en place par le mentor en faveur de néophytes commerçants évoluant sous ses ailes protectrices. Il est arrivé bien des fois que le mentor encourageât ses filleuls à s’implanter dans de régions éloignées et leur garantir un approvisionnement régulier sur un simple coup de fil, comme s’ils étaient des succursales.
Un jour, le mentor convoquera son « petit » pour lui annoncer solennellement qu’il était temps pour lui aussi d’aller à Dubaï. Etant donné que ce dernier n’est pas encore capable à lui seul de réaliser des achats pouvant contenir dans un conteneur, il lui sera alors proposé de faire équipe avec d’autres commerçants. Une association de fait est ainsi constituée. Il s’agit généralement de mettre en place un système de groupage des marchandises, en se partageant des compartiments dans le seul et même conteneur, les charges étant partagées au prorata des mètres-cubes occupés. Ainsi, ils payaient solidairement le fret, la douane et même l’unique chambre qu’ils partageaient durant cette mission. Ils se cotisaient pour l’achat de la nourriture. Pas des sorties en bar, pas de comportements immoraux et pas d’abus d’alcool. Ils se comportaient à l’étranger comme de petits internes d’une école sérieuse, tout le monde contrôlant les mouvements de tout le monde. Et en cas d’écart de conduite de l’un d’entre eux, il se voyait sermonner par les autres comme un petit garçon. Cette ambiance créa des amitiés fortes au sein des équipes constituées.
Les commerçants pouvaient, par exemple, se prêter mutuellement de grosses sommes d’argent car ils se connaissaient intimement pour avoir évolué ensemble plutôt que de recourir à la banque, très pointilleuse par ses critères d’emprunt et dissuasive par ses taux d’intérêt exorbitants. Or, entre les commerçants, il suffisait simplement de s’engager à rembourser à son ami la veille de son prochain départ pour Dubaï. Paradoxalement, malgré ce climat de confiance qu’ils entretenaient entre eux, la notion de s’associer en vue de créer une SPRL n’est jamais rentrée dans les mœurs. Beaucoup de commerçants ont toujours préféré évoluer en solo.
Du statut d’anciens clients à celui de fournisseurs
L’essor du commerce à Beni-Butembo bouleversa les habitudes du commerce transfrontalier. Le village de Kasindi qui, jusqu’au début des années 1980, n’était qu’un banal marché des poissons « Makayabo » deviendra celui des pagnes en rouleaux de 12 yards, – des pagnes rebaptisés du nom d’un commerçant de Butembo. Les marchés d’Ishasha et de Bunagana connaîtront la même évolution. En Ouganda, les services de douanes se mettront à traquer les bus « Coach« , s’assurant que les commerçants ougandais avaient bel et bien déclaré toutes les marchandises importées de Butembo se trouvant dans les soutes, sur les sièges et dans les allées du bus.
L’agglomération de Lubirihya sortira de terre avec ses bâtiments en matériaux durables érigés en un clin d’œil, au grand dam des voisins de l’autre côté de la frontière. Personne ne pouvait imaginer un tel revirement de situations. On se croirait dans un rêve, dans un monde à l’envers. En effet, les commerçants Nande devenaient des fournisseurs de ceux qui leur avaient jusque-là fourni des marchandises, les commerçants ougandais. Certains ougandais se mirent même à l’apprentissage de la langue française dans le but d’amadouer les commerçants zaïrois supposés francophones. De Bwera à Kasese, en Ouganda, les zaïrois sont toujours appelés des « patrons » et ce, en français, s’il vous plaît! Pareil respect à l’égard des zaïrois ne se voit nulle part dans les huit autres pays frontaliers du Zaïre. Comme quoi ce Pays, quand il veut, peut devenir attractif et même se faire respecter!
Outre ce mouvement à l’international, les commerçants de Mbuji-Mayi, autrement dit, ceux de l’intérieur, commencèrent à s’approvisionner à Butembo, suivis peu à peu par ceux de Kalemie, de Bumba, de Buta… sans parler des conquêtes initiales de Goma, Bunia, Isiro, Kisangani. Mais qui voit-on encore arriver? Des commerçants venant de Kinshasa! Ah bon? Encore une fois, cela éveilla la curiosité de nos hommes d’affaires. Ils se passeront le mot. Pourquoi ne pas suivre? L’heure de la conquête de l’Ouest et, particulièrement, de la ville de Kinshasa venait de sonner.
Kasereka KATCHELEWA
Aisy sur Armançon, France
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