





Après cinquante ans d’indépendance, la néocolonisation fait ses ravages au Congo et en Afrique. Il serait souhaitable, face à ces enjeux de l’heure, de questionner l’organisation de notre sphère publique.
Qu’est-ce qui commande notre mode d’organisation sociétale ? Les enjeux géostratégiques, géopolitiques et géoéconomiques de notre monde avec ce qu’ils induisent comme conséquences du point de vue éthique et spirituel ou une imitation servile d’un modèle supposé universel ? Serions-nous devenus tellement esclaves du modèle «capitalo-parlementaire », de « la démocratie bourgeoise » ou de « la ploutocratie » que nous voudrions à tout pris reconduire sans une petite prise de conscience du fait que « la création en commun du destin collectif » n’est possible que dans le dépassement des divisions classiques de la sphère publique ? Quand les Egyptiens et les Tunisiens décident de renverser par l’action collective les dictatures corrompues au service des multinationales, ils créent « un évènement » en tombant dans « l’illégalité », pacifiquement : ils se passent, au cours de la création de cet « évènement », de la voie qui aurait été jugée légale (les élections) pour ce faire.
Ils créent un lieu où « il y a toutes sortes de gens dont un peuple se compose, toute parole est entendue, toute proposition examinée, toute difficulté traitée pour ce qu’elle est. Ensuite, ils surmontent toutes les grandes contradictions dont l’Etat prétend que lui seul peut les gérer sans jamais les dépasser : entre intellectuels et manuels, entre hommes et femmes, entre pauvres et riches, entre musulmans et coptes, entre gens de province et gens de la capitale… » (A. BADIOU, Tunisie, Egypte : quand un vent d’est balaie l’arrogance de l’Occident, dans Le Monde du 19 février 2011) De ce lieu se sont dégagées de possibilités neuves d’actions solidaires. « On voit des jeunes femmes médecin venues de province soigner les blessés, dormir au milieu d’un cercle de farouches jeunes hommes, et elles sont plus tranquilles qu’elles ne le furent jamais, elles savent que nul ne touchera un bout de leurs cheveux. On voit aussi bien une organisation d’ingénieurs s’adresser aux jeunes banlieusards pour les supplier de tenir la place, de protéger le mouvement par leur énergie au combat. On voit encore un rang de chrétiens faire le guet, debout, pour veiller sur les musulmans courbés dans la prière. On voit les commerçants nourrir les chômeurs pauvres. On voit chacun parler à ses voisins inconnus. » (Ibidem) Bien qu’étant pacifiques, les manifestations égyptiennes et tunisiennes ont enregistré des martyrs de cette création solidaire de la part « des employés » des multinationales. Néanmoins, elles ont rendu possible la renaissance des peuples auxquels les indépendances formelles ont apporté dictatures et injustice sociale.
Cet exemple de création solidaire devrait davantage inspirer les pays africains se situant au Sud du Sahara dont la RD Congo. Que « l’opposition politique » resserre ses rangs face aux enjeux politiques internes, que les jeunes (surtout à l’est de notre pays) se mettent debout et créent leurs cellules d’autodéfense, c’est déjà très bien. Néanmoins, face aux enjeux majeurs de l’heure, il serait important de demander à « l’opposition politique » de dire en permanence à quoi elle s’oppose. Il est vrai que pour certains partis de cette « opposition », la rupture avec le système actuel est une priorité. La question reste de savoir jusqu’où cette rupture peut aller ; le système actuel n’étant qu’un arbre qui cache la forêt (de la néocolonisation).
Et la néocolonisation opère en utilisant les divisions classiques de notre sphère publique (entre les pro et les contre leurs marionnettes) !
Supposons que nous nous rendions compte, dans notre immense majorité, que nous poursuivons les mêmes objectifs : notre émancipation de la néocolonisation, notre refus du néolibéralisme et notre option pour une création collective et solidaire d’un autre Congo. Dans quel intérêt reconduirions-nous ces divisions classiques ? « Ces divisions, sur lesquelles se sont toujours appuyées les puissances coloniales pour mieux asseoir leur domination, ont largement contribué- et contribuent encore- au suicide de l’Afrique » (« Africains, levons-nous ! » Discours de Patrice Lumumba prononcé à Ibadan (Nigeria), 22 mars 1959 ) et du Congo. Comment pouvons-nous avoir les mêmes objectifs et détruire les bases mêmes de leur réalisation ? ( La Côté d’Ivoire a fait l’expérience amère de sa division entre les pro-Ouattara et les pro-Gbagbo. La France néocoloniale s’en est servie.)
Avoir les mêmes objectifs pour notre pays et entretenir des divisions classiques copiées chez « les capitalo-parlementaires », c’est prêter flanc à leur politique du « diviser pour régner ».
Aujourd’hui, nous parlons encore « des partis de l’opposition » congolaise et des efforts qu’ils déploient pour avoir des vues communes. Demain, les spécialistes de la politique du « diviser pour régner » et leurs hommes et femmes liges les rattacheront à tel ou tel autre leader et à sa « côterie » dans le but de créer l’atomisation des forces solidaires.
Il est possible que dans la poursuite des objectifs communs, nous n’ayons pas toujours présent à l’esprit une bonne connaissance du modus operandi des spécialistes du « diviser pour régner », surtout en ce temps de crise économique mondiale aiguë. Et pourtant, ils ont revu et corrigé certains de leurs principes sans toucher aux autres. Un exemple. Dans Le Grand Echiquier. L’Amérique et le reste du monde, voici ce que Zbigniew Brzezinski, conseiller à la Sécurité nationale de Jimmy Carter disait au sujet de « trois grands impératifs géostratégiques » de son pays : « Eviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l’état de dépendance que justifie leur sécurité ; cultiver la docilité des sujets protégés ; empêcher les barbares de former des alliances offensives. » (Z. BRZEZINSKI cité par N. CHOMSKY, La doctrine des bonnes intentions, Paris, Fayard, 2008, p. 61) (Pour rappel, Z. Brezezinski est l’un des stratèges de l’actuel président américain et il est très proche « l’empereur américain du pétrole » David Rockefeller.) L’atomisation des « vassaux » conduit à leur affaiblissement, entretient leur docilité à l’endroit du « maître » dont dépendent leur sécurité jusqu’au jour où il décide de s’en débarrasser. L’union des cœurs et des esprits serait dommageable pour la puissance hégémonique.
L’émiettement de notre pays en plusieurs organisations de la Société Civile et partis politiques sert, dans une certaine mesure, la politique des puissances néocoloniales tout en caressant l’ego (parfois surdimensionné) de certains de leurs « présidents ». Accuser les néocolons ne suffit pas pour nous dédouaner. Les dimensions prises pour l’ego de certains d’entre nous posent aussi problème.
Comment « convertir » cet ego afin qu’il se mette au service de l’intérêt général, qu’il meure à la vaine recherche de la gloriole et des intérêts personnels ? Il est plus facile d’accuser les néocolons que de s’engager dans une démarche individuelle et collective de conversion au service de la création solidaire. Pourtant, résister aux conquêtes néolibérales des néocolons exige une forte organisation structurelle (une grande union d’idées et d’actions conduisant à la mise sur pied d’un Etat fort) et une permanente conversion individuelle et collective.
Sauver les divisions classiques de notre sphère publique est possible dans la création de grandes coalitions politiques, de grands « mouvements populaires » travaillant en réseau et incluant les masses de nos laissés-pour-compte. Cela d’autant plus que politiser toutes nos populations est un devoir citoyen. Il faut arriver à la création collective d’une masse critique capable de créer « l’évènement » comme en Egypte et en Tunisie. Elle seule renverse les rapports de force les plus complexes.
J.-P. Mbelu
Brussels-Belgïe
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