





Les faux-figuiers et leur revers de la médaille
Les conflits des terres étaient fréquents en zones rurales. Les limites de certaines propriétés étaient discutables, surtout en l’absence des frontières naturelles telle qu’une rivière ou une vallée. Dire que nos anciens se contentaient de planter quelques faux-figuiers [emihathi] ici ou là, des bambous, des eucalyptus ou encore des bananiers et penser que ces genres de « clôtures » resteraient longtemps fiables pour délimiter des concessions ! Qu’arrivait-il au juste quelques décennies plus tard? Eh bien, ces faux-figuiers avaient leur revers de la médaille! Il suffisait en effet de quelques dizaines années pour se rendre compte qu’ils étaient mouvants, au point de se « déplacer », de s’épanouir ou mieux de s’élargir sur quelques mètres! En se multipliant, faux-figuiers, bambous, bananiers, eucalyptus sortaient inévitablement de la zone qui leur était circonscrite et empiétaient sur les propriétés de voisins immédiats.
Les bornages de ce type étaient donc de nature à créer des conflits fonciers, sans qu’aucune intervention humaine mal intentionnée ne soit forcément derrière cette évolution de choses. Il n’y avait que les frontières naturelles qui étaient immuables et qui présentaient moins de contestations par rapport aux autres délimitations faites par des hommes. A l’époque, les parcelles loties, les terrains nus, les fermes et les plantations étaient rarement enregistrés auprès des services administratifs chargés des titres fonciers ou de cadastre. Aussi longtemps que les témoins oculaires de la délimitation étaient en vie, on trouvait toujours un terrain d’entente car ces derniers venaient attester devant tous par où le tracé [ekipanya] avait été réalisé pour la première fois par les propriétaires terriens.
Effet « katirisa » ou raccourci à problèmes
Certaines « bornes » délimitant nos champs étaient en réalité des sentiers qui passaient par-là. Or, par temps de pluie, les flaques d’eau s’étendaient sur des centaines de mètres en occupant le lit des sentiers. Pour les esquiver, piétons et cyclistes étaient obligés de se frayer un chemin à travers champs. Au terme d’une saison pluvieuse, le sentier mitoyen arrivait à changer définitivement de sa place initiale et les propriétaires des champs de deux bords perdaient ou gagnaient une partie de terres « délimitée » par ce sentier.
Voilà qui nous amène à parler de Kibalia qui résidait à Mundubiena. C’était un homme d’un certain âge qui affichait un petit air cinglé au fond de ses yeux et par son regard fuyant. Et pourtant, à l’entendre, c’était un homme cohérent dans son langage. Il savait lire et, me semble-t-il, il pouvait même s’exprimer en français. Pour nous, à l’époque, Kibalia était un homme instruit, « un intellectuel ». De toutes les façons, le proverbe suivant s’est toujours vérifié dans toutes les civilisations : « Dans le pays des aveugles, le borgne est roi ». Ainsi, profitant de l’illettrisme de ses contemporains, Kibalia prit plaisir à défier les chefs coutumiers en repoussant constamment les « bornes » conventionnelles qui délimitaient son champ de ceux de ses voisins. Kibalia était très ambitieux et tomba dans le piège de la convoitise. Il s’attira ainsi des ennuis avec bien des paysans, parmi lesquels le vieux Kamabu de Kambau.
Heureusement, ces agriculteurs furent réhabilités dans leur droit par la justice coutumière, au grand dam et à la colère de Kibalia. Et le lopin des terres spolié à Kamabu ? Il lui fut rendu. Kibalia n’apprécia pas ce nouveau droit de jouissance accordé à ce dernier et jura de faire du mal aux Kamabu.
Kibalia : la loi de la force ou la force de la loi?
Un beau matin, les deux protagonistes se croisèrent dans les limites de leurs propriétés respectives. Kibalia choisit la loi de la force plutôt que la force de la loi : il se jeta sur Kamabu comme un fauve à la manière de Caïn contre Abel. Kamabu perdit son équilibre et Kibalia en profita pour le plaquer au sol en vue d’en finir avec lui, en l’étranglant. Notre pauvre victime eut sa vie sauve grâce à un passant qui entendit les craquements bizarres des roseaux secs et les cris de détresse venant du bosquet. Kamabu luttait pour sa survie. Quelle horreur ! Le passant reconnut Kamabu qui se débattait désespérément face à son bourreau. Pris en fragrant délit, Kibalia abandonna sa victime et s’en alla sans remords, en lançant des injures ponctuées des « Kafrodom ! Kafrodom ! ».
Quelques jours plus tard, Kibalia répondit à la convocation qui lui fut lancée au motif d’avoir attenté à l’intégrité de la vie d’autrui. Je ne me souviens plus exactement de l’énoncé des motifs ni des détails du jugement et des peines lui infligées. Néanmoins, il me revient à l’esprit qu’on lui signifia le respect de la configuration des champs telle que définie par les chefs coutumiers. En outre, il fut condamné à apporter un bouc et de la boisson aux Sages ayant siégé dans cette affaire, sous la houlette du chef coutumier Vulenge.
Intimidations version Kibalia avec son livre cabalistique
Kibalia nous réserva une surprise lorsqu’il apporta son bouc à la hutte à palabres, conformément au prononcé du jugement rendu en sa défaveur. Il sortit de sa redingote un petit livre de poche ; c’était un bouquin défraîchi par l’âge. (En prenant du recul, je pense qu’il s’agissait d’un nouveau testament « Gédéon », version de poche). Tout le monde l’observa attentivement. Kibalia posa son petit livre sur le dos du bouc. Il l’ouvrit et se mit à y lire un texte d’une voix à peine audible.
Et tout d’un coup, le bouc commença à se baisser lentement, doucement, calmement, jusqu’à s’asseoir sur ses deux pattes arrières comme s’il obéissait à la voix d’un gourou. Cette démonstration de force de Kibalia m’impressionna énormément. La peur m’envahit. J’eus le sentiment d’avoir assisté à un miracle. Kibalia leva la tête comme s’il voulait établir une communication avec un dieu et fixa du regard le soleil. Après quoi, il rangea son livre cabalistique et s’adressa à oncle Victor d’une voix autoritaire, en s’exprimant distinctement à la manière d’un robot : « J’ai terminé ».
La caisse du tribunal était leurs ventres!
Je me disais que les hommes allaient avoir peur et qu’ils allaient lui rendre son bouc magique. Mais Cajolé s’écria, en s’adressant aux autres : « Affûtez les couteaux les gars et égorgeons ce bouc tout de suite ! ». Inutile de vous dire que je m’étais refusé de manger de cette viande pensant que ses consommateurs allaient succomber cette nuit-là pour en avoir mangé. Les hommes l’avaient pourtant dévorée à la hutte à palabres et sans partage, comme le voulait la tradition en cette matière. Evidemment, j’étais soulagé de savoir au moins que les femmes et les enfants seraient épargnés dans l’hypothèse d’une contamination collective à cette viande mystique de Kibalia.
Pendant qu’ils grillaient aux feux les abats, ils exigèrent aux femmes du village d’apporter juste ce qu’on appelait « ebirisiranio », des aliments solides accompagnant une « sauce » [emboka]. C’est ainsi qu’il y eut du riz, du fufu et des bananes plantains venant de tous les foyers. Ce fut alors le début d’une fête autour d’un vin de banane qui était servi équitablement et à tour de rôle, dans un seul et même « verre » à bambou.
Au niveau de la trésorerie de ce tribunal coutumier, le compte était vite fait car il n’y avait aucun versement d‘argent. Aucune comptabilité à dresser. Toutes les amendes étaient libellées et payées en nature, autrement dit en nombre de chèvres, de poules et de cruches de vins de banane « kasikisi ». Ainsi, tout finissait dans les ventres des jurés avec une particularité : le condamné, – celui-là même qui apportait l’amende exigée au titre des frais de justice, – était convié à la « fête ».
Pour le cas d’espèce, Kibalia se soûla et se mit à injurier tout le monde, en qualifiant le chef Vulenge et ses jurés de « simples individus », – une de très grosses injures des années 70 qu’il ne fallait jamais prononcer à l’égard d’une personne. Mais personne ne prit en compte cette énième provocation de ce « fou » et la fête continua jusque tard dans la nuit sous un brouhaha des sages du village, les Kikungu, Cajolé, Malonga, Gervais, Kwiratuwe, Chuma, Mupanza, Sombolani, Deo Ngotse… chacun attendant patiemment son tour d’être servi du verre de kasikisi par un serveur attitré. Le serveur s’appelait « omuthengi« . Il devenait à cette occasion celui qui avait le dernier mot durant tout le temps que prendra la consommation de cette boisson. On le sollicitait en lui disant gentiment : « Akaghe kan’emo« , c’est-à-dire « Je n’ai pas encore eu ma part ». Et si la personne à servir se trouvait loin du serveur, le verre à bambou transitait par la main de quelqu’un d’autre qui en profitait pour en boire un coup sous prétexte d’enlever du « kimbulimbuli« . Et ça c’est encore une autre histoire à raconter.
Kasereka KATCHELEWA
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