





Faisons ensemble un petit tour d’histoire pour découvrir le parcours insolite de certains élus députés
de Beni-Lubero. Lors des élections organisées entre 1975 et 1987, il était rare de trouver sur la liste
électorale les noms des femmes postulant au poste des « commissaires du peuple », l’ancienne
terminologie qui était d’usage à l’époque de Mobutu pour désigner les députés. Oui, le nombre de
canditates à la députation était très marginal par rapport à celui de candidats. La junte masculine
était en effet habituée à cet exercice et à chaque mandature elle se disputait les quelques sièges à
pourvoir à l’Assemblée Nationale, telle une meute de chiens face à un os lâché par leur maître.
L’engagement en politique des femmes Nande était alors à ses premiers balbutiements. De ce fait,
des élues députées ne courraient pas les rues, au propre comme au figuré. Voilà pourquoi une
certaine Kavalami Kambere attira l’attention et la curiosité de la population locale durant l’une des
ces élections à Beni, au milieu des années 1980. Pour se faire connaître, cette femme courageuse
arpenta les rues et les avenues de Beni afin de battre campagne. Mais d’où venait-elle? Et arriverat-
elle vraiment à se faire élire?
Kavalami Kambere : une self made woman ?
Kavalami, – que ses proches appelaient affectueusement Mariette, – était une femme sûre d’elle. Son
aspect extérieur attestait qu’elle bénéficiait d’une certaine aisance matérielle. Jeune, belle, la
trentaine révolue, elle avait toujours l’air positif et déterminé. Le sourire qu’elle arborait était-il juste
un sourire commercial? Une chose était néanmoins vraie : cette femme que l’on disait originaire de
Malio était inconnue du public. Pour reprendre les termes employés par un de ses concurrents à la
députation, « Kavalami sortait de nulle part ». Personne à Beni (ou presque) ne connaissait ni le
père ni la mère de cette postulante ; bref, pour la première fois dans l’espace politique de Beni-
Lubero on avait affaire à une « Melksédec »…
Cette façon d’apparaître à la faveur des élections indisposait les candidats traditionnels qui
craignaient de voir ainsi leurs scores amputés des milliers de voix au profit de ces « opportunistes »
de la dernière heure. On craignait de voir ces nouveaux-venus grappiller des voix et, à terme,
jusqu’à bousculer l’ordre d’arrivée des vétérans… En effet, les nouveaux candidats se faisaient
souvent connaître à grand renfort de publicité, marchant sans pitié sur les plates-bandes des
candidats notoirement connus. Et cette « imposture » était mal digérée. Il y avait donc de la
fébrilité dans les QG, – les Quartiers Généraux.
Voilà qui explique pourquoi lorsque le nom de Kavalami fut évoqué, certains états-majors
fustigèrent le parachutage à Beni de cette adversaire politique. Oui, Kavalami était pour ainsi dire
un cheveux dans leur plat. Les rumeurs se répandirent dans l’opinion selon lesquelles cette
candidate serait la protégée d’un politicien très influent et originaire de la région. Faisait-on allusion
à l’influent Nyamwisi Muvingi ? D’aucuns disaient aussi que sa campagne aurait été financée par
un homme d’affaires de l’ouest du Pays. A tort ou à raison, bien évidemment. Quoi qu’il en fusse,
personne ne lui dénia son droit de se présenter aux élections. Et pourquoi, en effet, lui dénier la
possibilité d’émerger ? Pourquoi ne pas aussi voir dans son parcours le cas d’une self made woman?
Déjà à cette époque, ne faisait-elle pas partie de cette élite qui gravitait autour des « dinosaures »,
ces hommes forts et riches du régime de Mobutu?
Des posters officiels typiques à la région
La campagne démarra en grande pompe. Pendant que le vétéran Kasereka Kasaï, sur son portrait
officiel de campagne, tenait d’une main une houe et de l’autre une machette, le candidat Kivambi
Kitere choisira de poser avec des bananes plantains. Côté femme, la candidate Kavira Wa
Nyanzuva, fera parler d’elle dans la cité de Butembo. Ses posters officiels où on la voyait sous
l’apparence voulue d’une vieille paysanne firent bonne impression et alimentèrent les conversations.
En fait, elle se fit photographier portant sur son dos un panier contenant une houe et une machette,
un cliché vraiment représentatif de la vie socioculturelle des femmes paysannes de la région.
De l’humour, il en était aussi question sur certaines affiches de candidats. Par exemple, le Colonel
Dr Kizito Kisonia, « l’homme de Muhangi », chercha apparemment à faire oublier sa rigueur de
colonel d’armée en battant campagne avec un zeste d’humour au travers ses posters. Ainsi, la
légende de ses portraits de campagne renseignait : « Omukumu owa Baswagha », ce qui, traduit,
voulait dire : « Le guérisseur d'[un clan Nande] ». Pour la petite histoire, Kavira wa Nyanzuva et
Dr Kizito ne furent pas élus. Cependant, Mariette, en toute modestie, se contenta des posters
accompagnés d’une légende sobre du genre « Votez… suivi du nom du candidat ». Pas de houe. Pas
de machette. Pas de bananes. Pas de panier. Aucun projet de société mis en évidence. Bref, du
service minimum. Allait-elle vraiment se faire élire? Ou, pour reprendre une expression locale,
« allait-elle vraiment passer » ?
« Une petite [dame] qui sait parler ! »
Vint le moment de donner la parole à tous les candidats. Rendez-vous fut pris au grand rond-point
de Beni. Les candidats se succédèrent au podium dressé à l’occasion à ce carrefour mythique,
rivalisant en promesses, en éloquence, en tenue vestimentaire, – des « abacosts », ces costumes
officiels qui se portaient avec un foulard noué au cou en lieu et place d’une cravate, lequel foulard
devait être du même ton que le mouchoir savamment plié dans la poche gauche de la tenue…
Mais la surprise était à venir. Comme si l’on sortait le dernier joker lors d’une partie de jeu de
cartes, voici venir pour Kavalami le temps de prendre la parole. Tout Beni allait bientôt découvrir
cette femme s’exprimer en public pour la toute première fois. Mariette prit donc la parole en dernier
lieu et parla avec son coeur, de manière franche et directe. Son discours était bien étoffé et pourtant
prononcé avec des mots simples. Aucun trac n’était perceptible dans sa douce voix.
« Je vous regardais suivre attentivement les discours de tous ces hommes qui viennent de me
précéder sur ce podium », dira-t-elle d’une voix pleine d’entrain. « Ils vous ont promis monts et
merveilles ; n’est-ce pas? – Eh bien ! pour ma part, je ne vais rien vous promettre mais plutôt vous
demander une faveur. » [Silence total de l’auditoire]. Et de poursuivre : « S’il vous plaît, donnezmoi
l’occasion de vous représenter aux côtés de ces hommes qui vous ont fait de belles promesses.
Mon rôle de femme et de commissaire du peuple consistera alors à rappeler à ces hommes élus, –
une fois que je serai avec eux à Kinshasa, – qu’ils doivent veiller ABSOLUMENT à réaliser leurs
promesses de campagne. Et je reviendrai régulièrement vous en faire rapport ici-même », conclurat-
elle sous des applaudissements spontanés.
Cette allocution plut énormément à la population. Les acclamations de joie fusèrent de partout. La
‘sortie médiatique’ de Kavalami fut une vraie réussite. De la vraie communication ! Plusieurs
analystes se rendirent compte que cette jeune femme tira avantage du fait d’intervenir en dernier lieu
et d’avoir su toucher le coeur de son auditoire en parlant de manière spontanée, improvisée. Ils
remarquèrent également qu’elle n’avait pas des notes à lire, ce qui lui permit d’avoir un contact
visuel avec les gens durant son speech. Enfin, ce fut la durée de son discours qui marqua aussi les
esprits. En 5 minutes top chrono, elle venait de se présenter et de prononcer son discours, – un vrai
record par rapport aux autres candidats l’ayant précédée avec des discours-fleuves rythmés de
salamalecs inopportuns rendant hommage au Président-Fondateur du MPR etc.. C’était la première
fois que Beni eut une candidate aussi charismatique. On attendait les gens dire en kinande :
« Kasyeribugha! » ; traduction : « La petite [dame] sait parler ! », une façon de dire qu’elle
s’exprimait bien et que son discours n’était pas démagogique.
Autopsie d’une prise de parole à bon escient
Des années plus tard, on se souvenait encore de Kavalami. La seule fausse note à déplorer dans son
parcours fut le non-respect de son unique promesse de campagne. Car, de la même manière que
cette dame arriva à Beni, de la même manière elle disparut dans la nuée. Une fois de retour à
Kinshasa, Kavalami siégea dans l’hémicycle aux côtés des « dinosaures ». Et au dire de beaucoup
elle ne revint plus à Beni. Un habitant de Beni visiblement en colère contre tout système politique
nous dira d’ailleurs : « Je donnerais ma main à couper si l’on me prouvait que cette élue était
revenue une seule fois dans son fief ‘faire rapport’ conformément à sa promesse ! »
Mise à part cette polémique, il y a néanmoins une leçon en matière de communication à tirer dans
cette histoire vraie. Dans les vieilles démocraties qui ont l’habitude d’organiser des débats télévisés
entre les candidats, – ce fut le cas lors des présidentielles en France, – il est de coutume qu’un tirage
au sort se fasse au début de l’émission pour désigner lequel de deux candidats aura les mots de la fin
pour clôturer le débat. Car les études ont démontré que les dernières interventions, les dernières
paroles voire la dernière phrase prononcées lors d’un meeting ou d’un débat télévisé peuvent être
déterminantes pour gagner ou perdre un électorat. Moralité? eh bien, on gagnerait beaucoup en
prenant la parole après tout le monde!
Cette théorie, Mariette l’expérimenta et en tira profit. Pour preuve, elle gagna les élections haut la
main. On la verra peu à peu gravir les échelons jusqu’à exercer de très hautes fonctions au sein du
gouvernement. Y prenait-elle aussi la parole à bon escient, comme ce fut au rond-point de Beni,
pour faire avancer la cause de sa base électorale? Ou avait-elle perdu sa verve oratoire une fois
installée dans l’hémicycle, dans les bureaux climatisés? On ne le saura jamais. Ce qu’on retiendra
de la personne, en un mot comme en mille : ce fut une de pionnières parmi les femmes Nande à
faire de la politique dans un monde jusqu’alors exclusivement masculin. Ce fut aussi une brave
dame qui se montra à la hauteur des enjeux et maîtrisant l’art oratoire. Ce jour-là, son discours avait
plu, son speech avait convaincu et tout Beni était unanime que « la petite [dame] savait parler »…
Kasereka Katchelewa
En mission à Kinshasa





